fe^« î^ WJ'^-^' ■#■' T^.% ■T' *-*K Jfr, ATAH-GULL I M P R I M K PAR P I, 0 \ F R (■ R E S , m K DE VAlfilKAF.D, SO. ATAR-GLLL LE PARISIEX E\ AFER. EUGENE SUE. c — <;^-s^-^ ** PARIS PAILIX, ÈDITELR, niF. r.iciiKi.iEi;, f>(). 1840 Digitized by the Internet Archive in 2010 witli funding from Univers ity of Ottawa littp://www.arcliive.org/details/atargullleparisiOOsuee A .AI 0 \ S I E U R FEMMORE COOPER Mo pardonnez-vous, monsieur, de répondre pu- bliquenicnl k la lettre si flatteuse que vous avez bien voulu m'étrire au sujet de mon premier ou- vra<{e ? Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la confidence de sa bonne for- tune litléraii'e est sans doute blâmable ; mais, sen- tant le besoin de donner quelques explications sui* ce nouveau livre , j'ai pensé qu Clles acquerraient bien plus d'importance et de valeur en vous étant adressées, à vous, monsieur, qui avez créé le roinaii vinrithne d'une manière si originale et si puissante, et qui partagez avec (ioëthe et Scott le rare et pré- cieux privilège d'être un des types de la littérature étrangère conlciiiporaine. •le suis |)ei"siia(l(' comme vous, monsicin*, que si 1 2 A MONSIEUR l'psprit général de notre nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu'il y a de forces , de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales dans la marine , la France pourrait devenir Téaale de toute puissance européenne sur l'Océan. C'est aussi cette conviction profonde, monsieur, qui m'a donné le courage de publier quelques essais maritimes ; car, venant après vous, il fallait un tel mo!)ile pour oser entreprendre une tache aussi pé- rilleuse. J'ai longtemps agite la question de savoir si je ne devais pas choisir pour sujets de romans quelques- uns de ces merveilleux faits d'armes , si nombreux dans nos annales maritimes ; mais j'ai estimé qu'il était mieux de débuter modestement comme peintre de genre. Et puis aussi que le public, plus familiurisé avec l'idiome , la langue et les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter une atten- tion moins distraite alors par l'étrangeté de ces mœurs à une fabulation toute historique , d'une portée plus large et d'un intérêt plus nalional. Vous trouverez peut-être, monsieur, que j'ai bien abusé, dans Atar-dull, de cette licence que vous nous accordez, de commettre des meurires llagranis et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur; mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l'effrayant sujet que j'avais embrassé, et, comme Marhetli de Sluikspeare , ma fèronlè n'a pas eu de F KM MORE COOl'KR. 3 hoiMios, parce qu'un crime était la consé(|uoncf' , la cléductiou lotjique d'un autre crime. Aussi, monsieur, j'ai une (eirible crainte de passer pour un homme ab())n'ni(ddc , faisant de l'horreur à plaisir. Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j'ai voulu, non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels chaque partie adverse pourra établir ses comptes. — L'addition seulement reste à faire. ]\Iaintenant , monsieur, je vais vous soumettre le plan que j'ai cru devoir suivre pour parfaire co livre. Permettez-moi seulement une question. Xe vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard , dans le monde , un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez pourtant avec une curieuse attention , tant sa physionomie vous frappait? La tournure originale , incisive de quelques phra- ses vous étonnait, et vous écoutiez avidement... — Alors, tombant sous le charme d'une conversation rapide, élincelante , animée, n'éprouviez-vous pas je \\(\ sais quelle sympathie pour cet être si sin- gulier (|ui, apparaissant là comme isolé au milieu de ce monde bruyaril el tumul(ueu\, semblait presque 4 A AIONSiElR fantastique, tant il y avait d'imprévu, de charme et de mystère dans cette rencontre? Et puis, malheur, un importun vous frappait sur l'épaule, vous détourniez la tête avec humeur... et malheur... car l'inconnu était peut-être Byron, Ghâ- teauhriand , Bonaparte. Et il avait disparu... et vous ne le revoyiez plus... plus jamais... Aussi y pensiez-vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de regrets... Eu un mot, cette soirée, cette heure de conversation (htinit dans votre vie, n'est-ce pas? Et laissez-moi, monsieur, citer à l'appui de ceci deux faits personnels : il ne s'agit ni de Byron, ni de Châteauhriand, ni de Bonaparte, mais d'hommes qui ne manquaient pas de supériorité. Un jour, j'étais à Saint-Pierre (Mart'uiique) ^ et, comme notre frégate devait mettre à la voile , j'allai le soir faire mes adieux à une excellente et digne fa- mille, dont les soins touchants et empressés m'avaient arraché à une mort cruelle. — J'arrivai , et , après quelques moments d'une causerie amicale , on an- nonça le curé de '^^'*. Figurez-vous, monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant, des yeux vifs et noirs, une parole brusque, brève, et l'air, le ton de la meilleure compagnie. On parla politique. — Je m'attendais à une dis- cussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux mutisme de la part du prêtre. — Point : le prêtre causa longtemps , et sa conversation âpre et ner- FEM.MUllE COUPER. ô veiisc, SCS idées claires, fortes et iicuv es , m'cloniic- rent à un point extrême. — On parla beaux-arts, musique, peinture : même supériorité , même science , toujours naïve , saine et vijjoureuse... Et je me souviens qu'il nous fit, entre autres choses , une curieuse et poétique dissertation sur l'influence du polythéisme et du christianisme dans les arts , tout à l'avantage de la dernière croyance. On parla statistique, géométrie, mécanique ; il en raisonna comme un habile praticien, et le colon chez lequel je me trouvais lui demanda même pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l'admirable moulin à sucre qu'il avait inventé. Enfin , monsieur , vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui jouissait de ma stupéfaction, nous al- lâmes au presbytère. Il était, je crois, minuit. Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture, voulut bien nous lire un de ses livres , un manuscrit remarquable sur la liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes, singulièrement simplifiées. Que vous dirai-je , monsieur? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges de l'intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d'une infiitigable activité d'esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller les racines de l'arbre de la science ; e.n un mot, c'était pres(|ue un Faust, à la damnation près (je le suppose du moins). Enfin, monsieur, ces heures rapides passèrent ; je (> A .MONSIEl 11 restai sous le charme jusqu'à trois heures (hi matin ; ù cinq heures j'étais en route pour la Jamaïque , et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l'ai plus revu ; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel hrùlant des tropiques , car sa santé était faihlc et usée par l'étude... peut-être ce génie ardent et in- connu est enseveli sous une pierre obscure. lue autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Xavarin, je vis pendant une heure, à An- li-Paros, un descendant du célèbre Panajotti, favori du visir Kropoli ; cet, intrépide vieillard avait puis- samment contribué au soulèvement de son pays , connu Byron et égalé Canaris ; d'une finesse d'esprit exquise, d'un jugement droit et éprouvé, il me parla longuement de la Grèce , et jamais la position vraie de ce malheureux pays , son avenir, ses ressources , n'ont été plus poétiquement exposés que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs , au costume pittores- que , assis sur un fragment de marbre aux sculp- tures effacées, prophétisant l'avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains des puis- sances européennes. Je quittai, et ne vis plus qu'une fois cet homme extraordinaire : ce fut le lendemain du combat du 20 octobre ; il passait rapidement dans un canot le long de notre vaisseau , et se rendait , je crois , au- près de l'amiral , comme envoyé du gouvernement grec. (iCKe h)ngu(' et fatigante digression, monsieiu", icwd à établir ceci, (|ue souvent des êtres tantôt l'IiMMOKK COOl'ER. 7 roMiai'qucibles par une graiick' puissanco d'organisa- tion, tantôt par des vices ou des vertus portés à l'ex- cès... mais toujours frappants, saillants, d'une espèce à part, traversent notre existence, rapides et éphé- mères , comme ces météores que nous ne voyons qu'uu moment, et qui s'éteignent pour toujours. Or, monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes surtout , dont le cercle est im- mense , dont les scènes sont souvent séparées entre elles par des milliers de lieues , on ne tenterait pas de jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et s'effacent pour ne plus repa- raître. Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'in- térêt distribué sur un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre , doivent, bon gré mal gré , arriver à la fin pour contribuer au dénoùmenl chacun pour sa quotc part ; Pourquoi , dis-je, en admettant une idée philoso- phique ou un fait historique qui traverserait tout le livre , on ne grouperait pas autour des personnages qui , ne servant pas de cortège obligé à l'abstraction morale qui serait le pivot de l'ouvrage , pourraient être abandonnés en ronte suivant l'opportunité ou l'cxijieante logique des événements. Alors , monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que j'ai tilché de rendre; sensii)!e , cette imprcssioji qui résulte de la subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois et dont on se soutient toujours. 8 A MOXSIiaK Je sais, monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce résultat , d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce per- sonnage et de renverser l'intérêt sur celui qui le remplace , enfin d'amver ainsi au dénoùment de l'ouvrage. Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté l'écueil inévitable que les romans mariti;res semblent offrir par les distances et les évé- nements qui doivent nécessairement rendre l'unité d'intérêt et de lieu au moins bien difficile. Car enfin, monsieur, un navire est en route ; avant d'arriver à sa destination , il touche dans dix pays différents : là, des mœurs étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et peut-être là dix actions , dix puissants motifs d'intérêt , de quoi faire un beau livre ; le vaisseau part, ou ne se revoit plus, les amitiés commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première phase. Adieu l'unité d'intérêt. Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité d'intérêt qu'un fait ou une idée mo- rale, qui, traversant tout un livre, sert de pivot, de lien , aux événements ou aux personnages qui gravi- tent autour? Et le roman de marine surtout, ne peut-il pas vi- vre d'épisodes qui seraient déplacés dans tout autre genre de composition ? Je sais (ju'il était donné à un laicnl tel (|ue le vo- FKNIMORE COOPER. >) frc, monsieur, d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité les scènes immenses que vous avez dé- crites, et de résoudre un problème insoluble pour tout autre ; mais c'est parce que je reconnais l'impossibi- lité d'atteindre à cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que j'ai adopté. J'ose croire , monsieur , que vous ne veirez dans tout ceci la moindre idée de fonder, d'établir une théorie quelconque ; je vais seulement au - de- vant de la critique qui pourrait, ajuste titre, me reprocher d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au lieu d'un , sur lequel toute l'attention du lecteur devait être concentrée. Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, monsieur , sans vous exprimer encore toute ma re- connaissance pour les encouragementsque vous avez daigne donner à des ébauches bien imparfaites sans doute. Klck.ve Sle. Paiis, ce 15 mai I.S3I . ATAR-GILL. LllRK PREMIER. CHAPlTIli: 1". LA CATilKlliXK. Jamais d'ciifants ! jaiiiiiis d'épouse! Xul rc'iir prés du mien n'a baitu ; .larii.iis une boucJie jalouse Xe ni"a demandé : " D'où \ieiis-lu '.' Victor Hugo. — Ode xxi , t. -2. — Où peul-on èlre mieux Qu'au sein de sa famille ? Vieil air. \ oyez c(,' bi-ick, il j|liss(' bien timidement sur la mer des Tropiques, car c'est à peine si cette brise léju-rc et folle peut gonfler ses larges voiles grises. Kcoutez le mui-mure sourd et mélancolique de rOccaii; on dirait le bi'uil confus d'une grande cite qui s'éveille; voyez comme les vagues se soulèvent à de loni's infervalles et déroulent avec calme leurs 12 AT AU- CL LL. iniinc'iises anneaux ; ([uelquefois , une mousse blan- che et frémissante jaillit du sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent, s'élè- vent ensemble et retombent en poussière humide api'ès un léger choc. Oh ! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se découpe sur les flancs bruns du na- vire ! comme le cuivre de la carène étincelle en re- flets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides ! que le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui projettent au loin leurs ombres trem- blantes ' Et par l'ange de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci , qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une dorade par un beau temps. Au souffle de cette petite brise, il continue hon- nêtement son chemin vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe, où il se sera défait de toute sa car- gaison, car il navigue sur son lest, et montre presque deux pieds de cuivre hors de l'eau. Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette. Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté ; il y régnait un ordre admirable , un arrangement minutieux des plus petits détails , on eût dit un de CCS comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui fojit la gloire et le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries. LA CATHF.HIXK. H Los fencMros ouvertes à la bi-iso laissaient péné- trer dans la (lunette un courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient UQ lit suspendu. L'ameublement de cette petite cabine était fort simple : deux chaises, quelques instruments de ma- thématiques, un porte-voix, une malle, une table à roulis, et sur la table deux verres et une cniche de genièvre. Au-dessus, le porti-ait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois ; et dans le fond du tableau un chat angora, l'œil vif, la patte en l'air, jouant avec une bobine de colon. Quel portrait ! quelle femme ! quel enfant ! quelle rose ! quel chat ! Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré ; pourtant on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas sans charmes : on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne nature de femme heureuse et gaie ; et jusqu'à ce gros enfant rouge comme sa rose , tout semblait respirer le bonheur et la joie. — Et puis au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une vieille couronne de bluets toute fanée. L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'é- tait sans doute retiré dans le faux pont, et tout dor- mait à bord, excepté le matelot du gouvernail et lr(HS auti-es marins couchés au pied (\u grand mal. ;', ATAR-CLLL. liO timonier fit alors tinter liuit fois une petite cloche placée près de lui , et cria d'une voix forte : i. Allons, vous autres, relevez le quart, -d Le bruit causé par cette manœuvre réveilla sans doute l'habitant de la dunette , car la moustiquaire s'agita, on entendit tousser, remuer, grogner, et un homme en sortit, après -s'être frotté vingt fois les yeux en baillant d'une étrange manière. C'était M. Benoît (Claude-Borromée-Martial ) , capitaine et propriétaire du brick la Caf/ie>'ifu\ de trois cents tonneaux, doublé et chevillé en cuivre ( le brick j. AI. Benoît ((Maudc-Borromée-).Iartial) était court, replet , fortement coloré , un peu chauve , avait le nez gros et rouge, les lèvres épaisses, le menton rentré, les joues pleines et lisses, et de petits yeux d'un bleu clair qui exprimaient une parfaite quiétude ; en somme, c'était bien la plus honnête physionomie du monde. Une veste et un pantalon de toile rayée composaient toute sa toilette ; et lorsqu'après avoir entouré son cou d'un madras , couvert sa tête gri- sonnante d'un grand chapeau de paille , il sortit de sa dunette , la figure calme et reposée, l'air souriant, satisfait, les mains croisées derrière le dos vrai, n'eussent été les feux dévorants de l'équateur qui fai- saient étinccler l'Océan comme un miroir au soleil , la chaleur étouffante et le plancher mobile du brick... on eût pris M. Benoît pour un campagnard, humant l'air pai-fumé du matin dans son bosquet de lilleids lleuris, <'t allant s'asseoir sur le frais gazon LA CATHERINE. 15 pour respirer à son aise la bonne odeur Et les yeux du capitaine Benoît pé- tillaient de plaisir en contemplant avec amour le por- trait de ce qu'il appelait son épouse. a C'est qu'aussi, capitaine, votre épouse... Ah! votre épouse est digne d'être aimée... elle a, sacre- dieu ! une paire de bossoirs (\y\e... — Simon! ah! Simon... — Pardon, capitaine ; c'est le gyn, il est fameux, et ça monte. A propos de gyn, capitaine... Mais voyez donc quel calme, quel beau temps! ça réjouit le cœur. A propos de gyn , on dit , et j'en suis sur, qu'il n'y a rien de bon pour la santé comme de faire bouillir dans du tafia une pomme de pin piquée d'une douzaine de piments enragés , et gros comme le poing de poivre de Caycnne ; on mêle ça avec le rhum ou le genièvre, et mordicu, capitaine, c'est à regretter de n'avoir pas le gosier large, large comme une manche à vent, pour s'en abreuver à flots. — Bigre, ça doit gratter un peu, — dit Benoît en hochant la tète (pardonnez-lui ce juron (bigrej, c'é- tait le seul qu'il se permît). — Du tout, capitaine, c'est un velours, c'est doux comme le duvet d'une jeune mouette, un baume pour l'estomac... .l'ai connu un qiiarlier-maître voi- lier, un nommé Bequet, qui s'est guéii avec i a d'un LA CATHF.RIXF. 19 affreux catarrhe qu'il avait pris à Tcrve-Xciire sur un l)anc de glaces. — Ça, c'est vrai comme CatJicriue n'a qu'un œil. Simon, à ta santé, mon garçon. — \e me croyez pas si vous voulez... A la votre, capitaine. Mais voyez donc quel temps! — Au fait, Simon, quel joli calme ! il fait presque frais. Oh!... le beau soleil... A ta santé... Un temps comme celui-là, vois-tu, ça donne envie de boire. — Capitaine, ceci est physique... Mettez une éponge imbibée au soleil, et vous verrez la chose. A la vôtre. . . — Ah! Simon... c'est toi qui me fais l'effet de l'éponge, car tu t'indjibes joliment, — répondit maî- tre Benoît, qui commençait à être fort gai, très-gai, on ne peut pas plus gai. — Dis-donc , Simon... — Capitaine... — Si tu es raisonnable et que le père \'an-Hop ne m'écorche pas trop en revenant de la Jamaïque... nous relâcherons quelque part. » Et en parlant de parcourir ainsi presque le quart du globe , le bonhomme n'y mettait pas plus- d'im- portance que s'il eut dit : u. En revenant du faubourg, si j'ai fait un bon marché, nous entrerons prendre quelque chose dans une taverne, n tt Vrai... bien vrai? — ¥o\ d'homme, Simon, et alors... deux ou trois bonnes journées... des farces, — dit à voix basse ■20 ATAR-GILL. pt niyslérieuscmpnt Benoît en convrant à moilié «a bouche avec sa main gauche. ' \ — C'est ça, capitaine , des Iblies , nous rirons, je dépense ma solde en deux jours ; allez donc , des voitures, des femmes, des oranges, des gants, des bas , des cliaînes de montres , un castor en poil et des bretelles! Allez donc... tout le tremblement à la voile ! — Et c'est vrai, et allez donc , — répétait Benoît à moitié gris , en frappant sur la tahle avec son go- belet de fer blanc. — Et allez donc... nous nous amuserons joliment Quel beau temps! Ah! ouf! mais il ne faudj-a pas que Catherine sache bigre!!!! — Pardieu... capitaine... je le crois bien... à sa santé... Xous relâcherons à Cadix... Ah! capitaine... capitaine , je vous vois déjà sur la place San-Anto- nio .. Tonnerre du diable... c'est là qu'il y a des femmes ! des yeux grands comme les écubiers d'une frégate, des dents... comme des râteliers de tour- nage , et puis , comme dit la chanson : V una popa , (Inrainha. Coiiio un beijjHiiliii. Ah I bah, faut jouir de la vie, au bout (hi màt la hune. — C'est vrai, Simon, d'un jour à l'autre on peut avahM- sa galle'... et, bigre, on a raison de... " « Mourir. L.\ CATIIKIU.N K. il A ce iiionieiit , le ciipilainc lut inteiTonipu par un bruit infernal , et le brick donna une telle hande sur bâbord, que les bouts-dehors des basses vei-<]ues j)lonj{èrent d un pied dans l'eau. Benok et Simon s'attendaient si peu à cette ef- fi'oyable secousse , (pi'ils furent jetés sur la cloison. Il C'est une saute de vent ', — cria Benoit tout à fait déc[risé et se précipitant hors de la dunette. — Ce qui nous annonce un ouragan... Ainsi nous allons rire , j^ dit Simon en suivant son capitaine. ' On (loniip ce nom à un cliangeiiu'iit subit de plusieurs quarls diiiis le veni icgiiaiit. Les luai'ius eNjjt'riiuenlés juyeut du niuiiieiil où le vent doit suuler par le calme ([ui piécède ; ce qui est impoilaiil pour ne pas perdre des màfs ou des \oiles , car les sautes de \enl arrivent avec une l'urie"Sc violence. H ATAU-liLLL. CHAPITRE II. l'oiraga.v. V.\ la iiioilic du ci(>l pàlissiiit , cl la brise DcFaillail dans la voile, iinniohilc et sans voi^. Kt les oinliies couraient, et sous leur teinte yrise , Tout , sur le ciel et l'eau , s'efTacait à la fois. Kt dans mon àine aussi , pâlissant à mesure , Tous les l)ruils d'ici-has tombaient avec le jour, Et quelque chose en moi , comme dans la nature , Pleurait , priait, souffrait, bénissait tour à tour. Ue Lamartixk. — Harmonifs, 1. H, li. n. Hélas ! quand la mer roule sur des catholiijues , c'est qu'ils sont obligés d'attendre plusieurs se- maines qu'une messe leur ôte un boisseau de cliar- bons ardents du purgatoire ; car, tant qu'on jgnoie ce qu'ils sont devenus, les gens ne veulent pas ris- (|uer leur argent pour les âmes des morts ; il ca coûte trois francs pour faire dire une messe ! Hyro.v. — Don Jittiii, eli. II, st. i.vi. Heureux matelot ! ta vie est accidentée d'une ma- nière si piquante ; tout à l'heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu'une jeune Indienne imprime à l'érable rouge festonné de guir- landes d'apios, qui cache parmi ses fleurs le berceau de son lils. Alors l'insouciance , la molle paresse , une cause- I/OURACiAX. 23 rie sans suite , capricieuse et vagabonde ; alors les gais souvenirs de terre , le vieux chant de ton pays , et une ])outeille de ce genièvre poivré qui réjouit tant le cœur et y verse la poésie à flots ; car ta poé- sie, à toi, bon marin, c'est l'espérance !... L'espérance de voir dans l'avenir des combats dont tu sors vain- queur, une grosse orgie, un ancrage sur où ton na- vire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres , les gourdes , les onces, les moidûrs, que sais-je , moi ? car , en vérité , tu as des monnaies de toutes sortes, brave homme ; le ciel sait où tu les prends Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme jaune et bi'i liant comme la to- paze. Tu poignardes ton ennemi , tu serres ton or, tu baises les joues d'une joyeuse fdle. .. Tiens, des sequins ; tiens, des pcziques... en voici, cor- dieu, en voici, achète des robes à falbalas comme la femme d'un amiral , fais-toi belle , et donne-moi le bras. . . ilais tout à coup le ciel se couvre, l'Océan nuigil, le vent gronde, laisse là ton verre à moitié plein, n'achève ni ton projet, ni ta chanson, ni ton sourire, plisse ton front et brave la mort , car elle est mena- çante... Or, aussi à bord de la (latlicrinc^ on était géné- ralement d'a\is qu'elle menaçait. L'équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n'était pas encore au fort du péril; on l'atten- dait, on le voyait arriver, et cette conscience d'un ■2i A T A 11 - G L L L. danger prochain , incvitabio, avait assombri toutes les figures. \ Le brick s'était fièrement redressé , quoiqu'il eût perdu son petit màt de hune dans la bourrasque. ]\Iais les vagues commencèrent à s'enfler, et le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeàtres comme la fumée d'un incendie, qui, se l'eflétant sur les eaux, voilèrent d'une temte grise et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu. a C'est un échantillon de ce que le vent nous pro- jiet, et il tiendra, s avait dit Benoît qui s'y connais- sait ; aussi, à peine les huniers étaient-ils amenés qu'un mugissement sourd se fit entendre, et une large zone de nuages sombres , noirs , qui semblait unir le ciel et la mer, s'avança rapidement du nord- ouest en chassant devant elle un banc d'écume bouil- lonnante , effroyable preuve de la fureur des vagues (pii accouraient avec la tempête... Benoît et Simon se serrèrent la main en échangeant un coup d'oeil sublime. Ces physionomies , naguère insignifiantes comme la brise folle qui se jouait dans les cordages du vais- seau , parurent sortir d'un sommeil léthargique ; ces hommes vulgaires, ces nains, pendant le calme, grandirent... grandirent avec l'ouragan et se dressè- sèrent , géants intrépides, au premier choc de la tempête. Ce qu'il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine disparut; ce front tout à l'Iu ure slupide se releva brillant d'une incroyable audace 1, Ol U.\(i.\\. 25 (|ui semblait délier le ciel 1 Ce regard terne devint éclatant, et un sourire de dédain et de supéi'ioritc donna une admirable expression à cette bouche si niaise. C'est qu'aussi , en présence de ces instants déci- sifs, de ces imminentes questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté conventionnelle s'efla- cent , l'âme seule se reflète sur le visage , et si , au moment du péril, cette âme s'est réveillée puissante et vigoureuse , elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de l'iiommc (jui osera lutter contre la nature en furie. u Enfants, — cria le capitaine , car déjà l'ouragan hurlait plus fort que le tonnerre; — enfants, ne craignez rien , ce n'est que de l'eau et du vent ; dé- passez le màt de hune qui nous reste. Toi , Simon , cours à l'avant, nous essaierons de tenir la cape avec la grand'voile au bas ris, tâche de la faire amui'cr. .. et toi, timonier, la barre dessous; mettez - vous deux, trois s'il le faut, pour gouverner; car je crois que le vent va s'entêter contre le brick, comme un enfant mutin contre son père... Aussi, mes garçons, ne lui cédons pas... c'est dun mauvais exen)ple, i A peine Benoît achevait-il ces mots, que l'oura- gan tombait à bord. I.ft (lalliev'nic tourbillonna long-temps sur des lames affreuses qui se brisaient entre elles, et dis- parut même au milieu d'une pluie d'écume soulevée par la violerjcc de la tempête qui sifflait dans les ma- nœuvres, pendant que les cracjucmenfs de la mem- 26 A TIR. (j L L L. brure se succcdaieut, secs et précipites, comme le bruit d'un marteau sur une enclume ; inondé par d'énormes masses d'eau qui, s'abattant sur le pont avec un horrible fracas, le balayaient dans toute sa longueur ; soulevé sur le dos monstrueux des vagues et lancé dans un abîme sans fond, le mal- heureux brick semblait devoir s'engloutir à chaque instant. 5! Tenez-vous aux haubans et aux râteliers , — criait Benoît, — ce n'est rien, ça rafraîchit, il fait si chaud!... et puis la propreté de Catherine sera faite pour demain... et vous, la barre sous le vent... loffez... loffez... ou sinon... s Il ne put achever, une montagne d'eau qui s'é- levait à la hauteur des hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui disparurent au milieu des flots. Ces deux hommes reliaient, je crois, d'épouser les deux sœurs, deuv Nantaises fraîches et roses ; ils s'aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots ; toujours de quart en- semble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l'un s'était marié pour faire comme l'autre, l'autre se jeta à l'eau pour sauver son ami ou faire comme lui, — se noyer. — Or, ils finirent ainsi qu'ils avaient commencé : — ensemble! Simon était fortement accroché à une drisse ; quand la vague fut écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d'eau, ses cheveux collés sur ses joues. !,()LKA(;a\. 27 In matelot, jeté violemment sur lu drômc pai- cette dernière lame, s'était cassé le bras, et hurlait très-fort. « Veux-tu fermer la bouche , braillard , — lui dit Simon, — ou tu avaleras la première baleitic ^ qui tombera à bord. » Les cris redoublaient. « Après tout, je m'en moque, — dit Simon, — fais la pompe, si ça l'amuse... )> Il fallait bien tàclîcr de consoler et d'égayer ce pauvre blessé. « Et toi , mon bon Coiot^ — disait le capitaine Benoît au timonier, — la barre sous le vent... attention... — Oh! capitaine, — répondait celui-ci en s'es- suyant le front, — tant que le navire gouvernera, n'ij a pas de soin, ça balance, c'est, sauf respect, comme le tape-cul qui est à Xantcs au Panier Jh'nii , autant jouer à ça qu'à autre chose , et on n'a j)as à craindre les plats-dos... — Défiez-vous... défiez-vous, capitaine, d cria Simon, car il vit arriver avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa base... mais la violence du vent la lit pencher; elle plia sur ellc-iiu*me, se déroula pesamment en poussant devant elle une napp(; d'eau blanchissante, \int s'abattre avec fracas sur • La prcniiéio lame. 28 A r A U - II s'élança... ^lais une main de fer saisit la corde au moment 011 il allait sauter, et le difrne lîenoît fut un instant suspendu en l'air, puis halé à bord pai- son ami Simon. ft Ah ! gredin ! — s'écria Benoît , — tu \ eux donc faire sombrer le brick? » l']t il dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup... tf Diable! vous devenez vif, capitaine; je voulais vous dire que ce n'est pas là votre place... Poui- cette besogne vous ne verriez pas assez clair : Ca- therine et Thomas vous brouilleraient la vue... « Et il sauta sur le bastingage. a Mon bon Simon, — dit Benoît en l'arrêtant par la jambe, — jure-moi... J Mais le daii<|er ('tiiit iiriinciiso, car on ne pouvait o|)('rer relli' scis- sion qu'en se jcfaiil à la nici , aliii de s'accroclicr au ihoiiqitf du inàt... là sfuleinciit les liaul)ans n'ctaienl pas ru rliafiirs de fei , coiuine celle partie du <{réiuenl (|ui lient au pnrle-liauliaus. 30 A T A R - r. r L L. a Sacré mille tonnerres, mille millions de diables ! voulez-vous me lâcher?... sacré... — Ce n'est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi... pour l'amour de Dieu, amarre-toi... » Simon ne l'entendait plus, il s'était déjà jeté à la mer, afin d'atteindre le mât et de s'y cramponner pour le débarrasser de son grément. Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte, ù Pauvre Simon!... il est cuit, ^^ dit Benoît en voyant son second tâchant de se tenir à cheval sui- cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et s'avançait vers le flanc du brick. La position de Simon était horriblemeni dauge- reuse, car il risquait à tout moment d'être écrasé conti'e le navire. (£ Encore un coup de hache, Simon, — criait Be- noît,— et nous sommes parés... Ah!... mon Dieu... Simon... Simon... défie la vague... à la mer... jette-toi à la mer... tu vas... Simon... Ah!... t> Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses yeux. Simon avait eu la tète broyée entre le màt et le brick; mais aussi, grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d'une position bien critique, je vous assure. L'ouragan s'apaisait peu à peu, comme toutes IPs bourrasques des mers des Tropiques, (jui tombeul aussi rapidement qu'elles s'élèvent ; le vent se vr- LOIRAGAX. 31 t avec mo- destie , — quand je dis m\ majjasin voyez-\ous, je veux dire mon enclos , un coin où j'ai mis ce que j'ai pu retirer de ces débris; j'ai de l'oidre , vous le savez, et cliez moi tout est casé et étiqueté, et puis j'ui pensé que quelqu'une de mes praticjues pour- i-ait eu avoir besoin ; il ne faut pas sonjjer qu'à soi. — C'est délicat, et en outre, dans l'occasion, ca rapporte mille francs... au moins. — Peuh ! — fit le courtier. — Mais, dites-moi, père \ an-Hop , une fois mon navire l'éparé, il me faut aussi un ebarj»emenl. > 40 ATAR-Gl'LL. Alors les petits yeux fauves du \ieillard brillèrent de plaisir, son nez pointu sembla s'agiter d'un mou- vement de merveilleuse olfaction. Il fut encore cher- cher un autre registre coté T. \, n° 2, et, après l'a- voir parcouru un instant, il dit eu souriant : K J'ai ce qu'il vous faut, capitaine; mais je ne voulais pas vous l'assurer avant d'avoir consulté mon carnet , car j'ai aussi promis un chargement à M. Drakc , un capitaine anglais , qui doit m'arriver dans une quinzaine, et je tiens à remplir mes enga- mcnts avec tout le monde... \ ous ne connaissez pas AI. Drake... capitaine? — \on... — C'est un fort aimable garçon ; par exemple , il est roux, et il louche un peu; mais le cœur sur la main , un galant homme, qui ne regarde pas à deux noirs de plus ou de moins ; il a de la fortune , et fait la traite en amateur... parce qu'après tout il faut bien s'occuper à quelque chose... — Payer sa dette à son pays , — ajouta Benoît ; — mais revenons k mon chargement. — Eh bien! digne capitaine, ce chargement est la meilleure , la plus favorable occasion du monde ; depuis trois mois, les grands et petits \nmar^Nois se font une guerre continue, et le roi des grands \amaquois , mon voisin, à qui j'ai parlé de xous, et qui désire avoir l'avantage de faire votre connais- sance, capitaine, — dit \ an-Hop en se levant de sa chaise et saluant avec grâce. LE COIRTIEK. 41 — Vous êtes trop honnête... à lui rendre mes de- voirs , — répondit Benoît , qui savait vivre. — Le roi Taruo donc a une admirable partie de petits \amaquois de la ricicre Rouge, dont il se défera au meilleur marché possible ; ce sont des nègres tous jeunes,... pas trop jeunes pourlant , de vingt ii trente... des épaules... des poitrails... il faut voir cela ; et ensuite se nourrissant très-bien , ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux; mon Dieu! on les mènerait avec un fouet à lanières simples... de vrais agneaux enfin c'est une affaire d'or ça vous va, n'est-ce pas? — Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois ? — Penh! — fit le courtier, — comme je vous adendais d'un moment à l'autre , j'ai été au Kraal (village) de Taroo , et je l'ai engagé, dans notre intérêt commun , à bien dii'iger ses prisonniers, à les bien soigner, à les entretenir le mieux possible; et, vrai, j'ai été dernièrement les voir dans leurs parcs. . . ils sont magnifiques, gras à lard, les compères ; par exemple , j'ai engagé Taroo à les mettre aux bour- geons de calebasse ; ça l'afraichit et donne un beau lustre à la peau. — Les bourgeons de calebasse ne sont pas mé- prisables ; mais voyez-vous , père V'an-Hop , de temps en temps deux ou ti-ois figues de Barbarie et un grand verre d'eau fraîche , ça vaut peut-être en- core mieux... Mais il faut surtout ne pas oublier le grand verre d'eau après ; sans cela, ça échauffe hor- 42 ATAR-(iULL. liblrniPiit ; ci puis ù leirp , il n'est pas mal non plus (lo les fairo suor, ça otc la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, nècjrc gras ne va pas. — Possible , capitaine , cbacun tond son cbien comme il l'cnlend, — reprit V an-Hop d'un aii' piqué. — Oli! père \ an-Hop... ce n'est pas que je veuille dire que voire recelte est mauvaise ; au contraire, vous vous y entendez... et très-bien... vous êtes un malin... — Penh!... que voulez-vous, capitaine, le gou- verneur du Cap m'a cliassc pour une misère ; obligé, par la sentence, de m'en éloigner de cinquante lieues, je me suis établi dans cette babilalion que j'ai acbetée d'un colon qui redoutait l'entourage ; moi, au contraire, au moyen de quelques cadeaux, je suis parfaitement avec les bordes voisines ; elles n'ont aucun intérêt à me faire du mal , puisque je les aide à se débarrasser de leurs prisonniers, et, après tout, je rends service à tout ce monde-là; autrefois ils se mangeaient comme des bètes féroces, et les Xamaquois de la Rivière Rouge font encore (le ces plaisanteries-là , pnrce qu'ils n'ont aucun moyen d'exportation. — Bien, — se dit Benoît à parte, — j'ai furieu- sement envie de rôder par là... C'est une terre pro- mise, j'y aurai le bois d'ébène pour rien, j'en suis stu'. » Et il reprit liant : u Comment , ils se mangent ? brrr... brir. .. ça fait frémir. — .le le crois bien ; aussi il faut \oir comme les LE COrUTIER. 4;j (jivntds- Xro/ifn/iiois so défendent , et se InenI même plutôt que de se rendre à leurs ennemis. — II faut poui'Ianf espirer que les prf/tx X(i/f//i- (jiiois Uniront par se civiliser, — ol)scrva judicieu- sement Benoît, — par se vendre... — Parl)leu 1 an moins ça profite à quelqu'un... — C'est ce que je me tue à leur expliquer; en ICurope, s'ils ne se vendaient pas on n'en achèterait pas... Sortez de là si vous pouvez. — Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Eu- rope ils sont cent fois plus sauvages que les nègres... Ah çà!... que m'apportez-vous en échange? — Comme à l'ordinaire : des quincailleries, des \erroteries, de la poudre, des fusils, du plomh en saumon et du fer en harre. — Très-hien ; alors, mon ami, nous nous occu- perons d'abord de meilrc votre brick en état; |)endant ce femps-Ià j'ii'ai prévenir le roi Taroo d'amener ses noirs. Ah çà! vous me restez à souper cl à concliei". Demain, au point du jour, vous i-e- loiirnerez à voire bâtiment, et moi, j'irai an Kraal... (]'est convenu... vous le savez, je suis rond eu affaires. » Les deux négocianis causèi-ent longnemeni , soupèi-eut bien, cl fureni se coucher un peu ivres. 44 A T A R - (i U L L. CHAPITRE IV. LA VENTE. (^)irils sniit doux , mais qu'ils soiil iiipidos, les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années , réunis sous l'aile de leurs iiea\ paiciitsi La f:iuiille de riiomme n'est que d'un jour; — le souffle de Dieu la disperse romme une fumée : à peine le tils connaît-il le père , le frère et la sœur. Le chêne voit fermer ses tjlan'js autour de lui : il n'en est pas ainsi des enfaiils des hommes ! ChATKALBP.IAVD. — Iti'UI'. u Foi de Dieu , -compère , la gi-nisse et le veau cinquante éeus niai((iiés ? — Xon , cinquante-cin([... — Cinquante. — Cinquanle-cinq. .. c'est donné. — (Cinquante... — Allons, niell(tns-cn cinquante-deux, coni- ])ére , et rompons la paille... Xous demanderons ensuite une cruche de vin et une «jalelle de blé unir. — Tope... compère... ma croix eu Dieu. — Tope, compère, ma croix en Dieu. — Paille rompue , marché fait. ■• (Ioxam-Hkc. — Mieurf! hrrtonties. Doux jours apt'c'.s l'enlrtn uc du capitaino Benoît et (lu l'cspoclahlo \ aii-Hop, /a Catlioinc se balançait sm- les eaux traïKpiilIrs do la Rivière aux Poissons; l..\ VENTE. 45 et, grâce au bas mât de la corvette anglaise, que le courant avait apporté jusqu'à la hauteur du brick, qui fut aiusi remàté au moyeu de deux bigucs dres- sées sur les gaillards, il était impossible de retrou- ver à bord la moindre trace des ravages de l'ouragan. Les caillebotlis et les paniieaux avaient été en- levés, afin d'aérer et de saniûer la cale, pendant que l'équipage remplissait les barriques d'une eau pure et fraîche. On allait en consoiimer une si grande quantité! ! ! Il était environ midi, et le capitaine Benoit, légè- rement vêtu , s'occupait à remettre sa dunette en ordre, à poser une foule de clous dont la destina- tion était d'avance invariablement fixée ; puis il s'ar- rêtait pour considérer un instant le portrait de Ca- therine et de Thomas, et recommençait à ranger, frotter, étiqueter. Alalheureusement , le matelot de veille à l'avant du brick vint l'arracher à ces touchantes et mo- destes occupations d'inférieur pour lui annoncer qu'une pirogue accostait à bâbord. C'était un des mulâtres de l an-Hop, qui, saluant Benoît, lui dit : tt Mon maître vous attend... capitaine... — Enfin... il est donc arrivé le vieux serpent! je n'y comptais plus. — Capitaine , il revient du Kitial au moment même avec beaucoup de noirs et le roi Taroo (jui les escorte; ils n'attendent que lous et les marchan- dises, capitaine. 40 ATAR-(iLLL — CnioL ^ — dit Benoît ii son (jiiarlicr-niaîtrc , ip-and et ])eau garçoti, qui remplaçait le pauvre Si- mon coinine licuteuaut du capitaine... — Caiot, fais armer ia chaloupe, mets-y neuf hommes, et emhar- quc à bord les caisses et ])allots que tu trouveras (huis les soutes. — On est paré, — dit C.aiof au bout d'une demi- heure. — Ah çà! mon garçon, — reprit le capitaine, — je te laisse à bord ; fais toujours bien aérer l'en- tre-pont, préparer les barres de -justice, les fers, les menottes ; que tout cela soit propre, convenable, dé- cent ; eniin qu'ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près. — X'ij a pas de soin , capitaine , ça sci-a gréé à donner envie d'y fourrer les pieds et les mains ; je vais faire balayer le lit de ces messieurs , et il fau- dra qu'ils soient bien difficiles s'ils ne sont pas con- tents ; car les draps ne feront pas de plis , je vous jure. — (i'est cela, mon garçon ; avant tout l'humanité, vois-tu, parce qu'enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt ou tard sa récompense... -^ ajouta Benoit do la meilleure foi du monde. (Juand les marchandises furent arrijuces à bord de la chaloupe, et que plusieurs matelots s'y furent pla(('s, M. Benoit descendit dans sa yole, c(, devan- çant l'autre embarcation , arriva bientôt près de M. \ an-Hop (jui l'aUendall à sa porte. LA VKML'. 47 . Allons donc , allons donc , capitaine ; arrivez donc, llàncui". — (^'cst bien pln(()f vous, père Van-Hop ; deux jours... deux jours entiers... — Si vous croyez que les alTaires vont vite avec ces |faillards-là , vous vous trompez ; ils sont plus udroils qu'on ne le pense , diable 1 mais enfui le l'oi Taroo est là dans ma case ; vous allez le voir et vous entendre avec lui... mais vos marchandises? — Ma clialoupe les apporte ; j'ai laissé un homme dans la yole pour montrer le chetuin aux autres et les conduire ici. — Avec les marchandises? — Sans doute... soyez tranquille... — Lien... très bien... Maintenant je vais vous présenter à Sa Alajeslé... — Dites-moi donc, compère , je ne suis guèi'e en toilette pour me présenter devant Sa Majesté... j'ai une barbe de sapeur... et puis nne veste... — Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l'œil... vieux coquet? — dit plai- sanmient le courtier en poussant Benoît dans l'inté- rieur de la maison. Le roi Taroo , majeslneusement assis sur la table (au grand déplaisir de Van-Hop) , les jambes croi- sées comme un tailleur, fumait dans une grande (î'était uu fort vilain nègre (h; quehpie (juaraidc ans, paré de son mieux, fièrement coiffe (futi vieuv chapeau à (rois cornes charge (le peliles phupies (h; 48 ATAR-GULL. cuivre et portant pour tout vêtement une grande canne à pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait à peine les reins. Comme le courtier parlait fort agréablement na- maquois , il servit d'interprète; et, après une heure de vive et chaleureuse discussion, on convint de se fier aux lumières de Van-Hop, qui devait rédiger les bases du traité consenti de part et d'autre ; il tira donc une écritoire de corne d'un secrétaire de uoj ci-, tailla soigneusement une plume qu'il approcha vingt fois de ses yeux et qu'il imbiba d'encre, à la grande satisfaction de Benoît, dont la patience était à bout. Puis il lut lentement ce qui suit à lîenoît, après l'avoir préalablement traduit au roi Taroo. « Sur riiahitatiou de l'Anse-aux-Prcs, ce... etc. j» Moi, Paul Van-Hop, agissant au nom de... Taroo (nom de baptême en blanc), chef du Kraul de Kanti-Opoir, tri//u des grands Xainaquois , je rends au nom dudit Taroo, à M. Benoit... (Claude- Borrcmêe-Martialj , capitaine du brick la Cathe- rine, savoir : c Trente-deux nègi'es , race de petits Xama^ quois, sains, rigoureux et bien constitués , de l'âge de vingt à trente ans ; ci-conti'e, 52 nègres. Item : Dix-neuf négresses éi peu près du même âge , dont deux pleines et une agant un petit de quelques mois... que le vendeur donne noblemeîit par-dessus le marc/té; ci-contre, 19 négresses. LA VKXTK. 49 •0 Ilcm : O/ize luujriUons el nécjnllonnes de neuf à (/onze ans : ci-contre, 11 négrillons. ■^ Total: 52 nèfjres , 19 7ièfjresscs , Il négril- lons. T Va le coui'tiei' accentuait son addition comme s'il eût dit . Total : 52 livres 10 sous 11 deniers. " Lrsfjiiels il licre audit Benoit (Claude-iiorro- niéc-Martial) , moyennant... v Ici le courtier l'ut interrompu... a Mon bon l an-Hop , dit le capitaine, ajoutez : et à dame Cat/ierine-Brir/ifte Loupo , son épouse , comme étant en communauté de hiens , meubles et immeubles... — Ce n'est pas la peine... monsieur Benoît. — Si fait, car je dois bien ça... à ma pauvre épouse... — Comme vous voudrez... n Le clief Taroo, s'étanf fait expliquer par \an-Hop le sujet àc la discussion, et n'y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum. Le courtier continua après avoir accédé au désir de Benoît , et mentionna dame Cathcrine-Bri<|iltc lioupo ; il reprit : <; MotjcnnanI : ■^ \ iniit-l rois fusils couiplcls, ifarnis de leur bà^ ijuelle , batterie et baïonnette ; 4 50 ATAU-GLLL. r> Cinq quintaux' de poudre à tirer ; ■n Vingt quintaux de fer en harre ; 1) Quinze quintaux de plomb en saumon, n Et six caisses de verroteries , colliers , brace- lets en cuivre et enjilde laiton, qu il s'oblige à re- mettre à moi , lan-Hop (Paul) , agissant au nom et place du chcf'ïsa'oo. 1) Item, pour mes frais de commission, déplace- ment, etc. , le dit Benoit s'engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille li- vres en argent monnaijé et ayant cours, sans jjrè- Judice du marcJié fait, jjour lui avoir fourni les matériaux nécessaires pour radouber et remàter son brick. •n Fait double entre nous, etc. * t> Ceci lu et entendu, le chef Taroo agita la tète, et levant un bras en signe d'acquiescement , pinça le nez de l'époux de Catherine, qui répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois. a Voici la plume, capitaine, dit lan-Hop, main- tenant signez. — Tout cela est bel et bon, mais, avant de signer, je voudrais voir nos messieurs et nos madames. — Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens qui , comme ou dit , conseillent d'acheter ' Tout ce tiaitt' est liislc>rii|iie et p\is((' pu double au ^relle du (ril)M- iinl de Sainl-l'ierif i .Murtiiii(|ue i , cuiiiniu pièce à l'appui d'un piocc? fail Et ils s'embrassèrent à s'étouffer, c'était à aria- cber des larmes , à attendrir un cœur de roche. tt Tenez , père Van-Hop , avec ces bètises-là vous me feriez pleurer comme un veau... Adieu, — dit brusquement Benoît, et d'un saut il fut dans sa yole, qui descendit le courant du fleuve avec rapidité. — Encore adieu , digne capitaine , — criait Van- Hop en le saluant de la main ; — bien des choses à • madame Benoit, bon voyage... — Au revoir, compère, d répondait Benoît , qui de son côté agita son chapeau de paille tant qu'il put apercevoir le courtier sur le rivage. Deux heures après tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés , encaqués (hms le faux pont de la CatJier'Die , les nègres à bâbord et les négresses à tribord ; quant aux négrillons , on les laissa libres. Atar-Gull fut séparément mis aux fers. Il est inutile de dire que, pendant toutes ces ma- nrt'uvres , les noirs s'étaient laissé prendre , mener , hisser et enchaîner à bord avec une insensibilité stu- pide : ne pensant pas qu'on put avoir d'autre but que celui de les dévorer, ils mettaient, selon la cou- tume , tout leur courage à rester impassibles. Avant de lever l'ancre, monsieur Benoît lit faire une bonne distribution de morue, de biscuit, el d'eau un peu mêlée de rhum. Mais prcsqu'aucun nègre n'y voulut toucher, ce qui n'i'lonna pas le digue capitaine, car les uoii's, 1 Elle l'était, la coquine, deux fois plus qu'elle ne le méritait. " Et Vous le serez : puisque c'est l'or que vous aimez, il faut aller vous chercher de l'or. DiDEr.oT. — Ceci n'e.tl jms un conte. — \'ol. VII. Dors, va, dors on paix, brave capitaine ; allonge tes membres engourdis sur la toile fine et blancbe tissée par ta Catherine. La vois-tu assise au coin d'un feu pétillant , dans les longues soirées d'hiver , l'œil fixe, humide ; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long regard sur ton portrait, tout en jouant avec l'épaisse et rude chevelure de T/to- mas , pendant que MoumouHi , grave et silencieux , lèche et polit sa fourrure soyeuse et bigarrée. Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage , la vertueuse épouse ! C'est qu'aussi lu l'aimes tant, ta digne femme! pour elle, L'IXCONNl'E. 59 tu bravos dos dangers sans nombre ; pour ollo , ca- pitaine Benoît , tu te voues corps et àme à un mé- tier atroce , tu passes pour un brigand , pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi,., toi, dont l'âme est si naïve et si pure ! Tu devras rendre , il est vrai , un bien effrayant compte devant Dieu !... mais tu auras au moins procuré à Catherine une douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, l)rave homme , et tu grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flannncs de Lucifer, en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, péle-mèle avec les blonds chérubins aux ailes de moire et d'azur. Comment aussi le retour d'un pareil mari ne fe- l'ait-il pas époque dans une famille? Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Ca- therine espère ou redoute ce bienheureux retour... peut-être le sait-il... ce grand canonnier de marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît, coiffé de la gorrrt de M. Benoît , fumant enlin, dans la meilleure pipe de ^I. Benoît, du tabac de Aï. Benoît ; alors que Thomas et Aloumoufh re- gardent par moments cet intrus d'un air craintif et colère. Kh ! mais j'y pense ; si , pendant que le brave ca- pitaine trafique avec le père Van-Hop , affronte les tempêtes... Catherine le?... Bah... bah... dors, va; dors, Claude; dors, iVIartial ; dors , Bo:Tomée ; rêve , rêve le bonheur et la (iih'lilé de ta fenune. .. In songe heureuv , \ois- «0 ATAR- — D'un bond, Caiot fut à la porte de la dunette ; et, après sept minutes d'un bruit à réveiller un cha- noine, la porte s'ouvrit lentement , et AI. lîcnoît ap- parut sur le pont, tout étonné, débraillé, ébouriiïé , se tordant les bras, se frottant les yeux encore lourds do son bon gros sommeil , et entremêlant cette cx- pres.sive pantomime de oh !... de brrrr... de ah!... il fait frais... brrrr... etc. - Bigre de (-aiot, i> dit enfin le capitaine qui ( om- mencait à avoir des idées lucides. Or, je ne suis pas superstitieux ; mais il me sem- ble peu convenable de saluer le soleil par im (juasi (32 AIAR-GLLL. juron , par » bigre , bigre de Caiot , » car je me rap- pelle toujours en tremblant le sort de ce pauvre Si- mon (que les flammes de l'enfer ne lui soient pas trop ardentes !). u Bigre de Caiot, — fit donc le capitaine, — je dormais bien... Enfin, que me viens-tu chanter? — Je crains que ce soit une drôle de ronde capitaine; c'est une goélette qui paraît vouloir... — Ah! mon Dieu... une goélette c'est peut- être celle que nous deux ce pauvre Simon nous avions déjà signalée ! — C'est possible, capitaine ; voici la longue-vue... — Donne... donne, mon garçon... ah! mais... oui. ... bigre c'est bien cela; et tu dis qu'elle a l'air de nous suivre ? — Voyez plutôt, capitaine. — Ça ne dit rien, on peut faire la même route sans pour cela suivre les gens comme des voleurs à la piste. — Si vous m'en croyez, capitaine, nous laisserons porter un quart de plus , nous virerons de bord s'il le faut; et si elle imite en tout notre rranœuvre, nous serons bien sûrs alors qu'elle veut nous appuyer une chasse. Hein ? — Pourquoi faire nous chasser? ce n'est pas un bâtiment de guerre préposé pour empêcher la traite, c'est tenu comme une piguière ; si c'est un pirate, il doit bien voir à notre air d'où nous venons, et qu il n'y a rien à faire ici pour lui... — Dame, capitaine... voyez... mais elle appro- LIXCONME. 63 chc cllo nous gagne c'est celle-là qui a des jambes... bon , voilà qu'elle grée ses kakatoès... et toujours le cap sur nous ; c'est là que je reconnais l'entêtement, — dit Caiot en agitant son index. — Ecoute , garçon , fais venir un peu au vent, après laisse arriver; virons enfin de bord et si elle nous suit toujours , nous lui demanderons ce qu'elle nous veut, n'est-ce pas?... c'est plus franc... •' D'après cette décision, la Catherine se mit à lou- voyer. Vous êtes-vous quelquefois trouvé la nuit , par un ciel voilé, dans une de ces longues rues de Cordoue si sombres et si étroites , errant avec insouciance et entendant sans l'écouter le bruit encore cadencé do vos pas , qui retentissait sur les larges dalles des trottoirs. Abîmé dans une douce et amoureuse pensée, vous raarcbiez toujoui*s ; mais votre imagination s'égarait ailleurs , soulevait peut-être cette jalousie verte, ces lourds rideaux de soie... que sais-je, moi? Lorsqu'un autre bruit de pas qui semblait être l'écbo de votre marche , écho d'abord lointain , puis plus proche, puis enfin tout près de vous , apj)clail votre attention, et vous tirait d'une ravissante rêve- rie , sans doute. Alors, redressant la (ête, élevant votre cape sur vos yeux, et cherchant dans votre poche la crosse mignonne et ciselée d'un pistolet, clu'r-d'fpuvre d'Or- tiz père, doyen des ai-mui-icrs de Tolède, vous ra- lentissiez fièrement le pas... «4 ATAH-tiLLL. — (Jn ralentissait le pas derrièie vous. — \ oiis le doubliez... — On le doublait. — \ ous quittiez le trottoir gauche... — On quittait le trottoir gauche. — Vous alliez à droite... — On allait à droite. — Vous reveniez à gauche... — On revenait à gauche. Las enfin , et prenant le milieu de la rue , car en lOspagne les entrées de porte sont dangereuses , — vous vous retourniez bravement en disant au fâ- cheux : — Seigneur cavalier, que veut votre grâce ? Et sa grâce pouvait voir luire dans l'ombre le canon damasquiné du chef-d'œuvre d'Ortiz père. — Alors ici le drame se simplifiait ou se compli- quait singulièrement. Eli bien I la Catherine avait exactement agi sur l'Océan comme vous aviez agi dans la rue de Gor- doue ; elle avait louvoyé , — viré , — tourné ; — la damnée goélette avait louvoyé, viré, tourné. Or le capitaine Benoît, ne conservant plus aucun doute sur les intentions de ce navire , n'imita pas votre impertinente fanfaronnade; d'abord, parce (|u'il n'avait pas de canons à bord , et qu'il s'était aperçu , dans 1rs différentes manœuvres exécutées par la goélette, qu'elle avait des canons et beaucoup. Et puis l'àgc et l'expérience avaient mûri celte vieille lète grise; aussi ordonna-t-il simplement à (iaiol de mettre dehors toutes les voiles du lirick. LINCOXNTE. fiô ci (le lâcher d'c'cliapprr par la fuite ù cet infernal eiirieux. C'était, vous voyez , un moyen que vous pouviez encore employer pour dénouer le drame de la rue de Cordoue. Le brick marcliait comme un poisson ; mais la f|oëletîe volait comme un oiseau, et on voyait même qu'elle ne déployait pas encore toutes ses ressour- ces , se contentant d'o])server toujours une honnête distance entre elle et le brick. Celui-ci se couvrit de toile ; elle, sans efforts, avec calme, sans paraître augmenter sa voilure... dou- l)la sa vitesse , et se maintint toujours à la mémo portée. a C'est infernal, — disait Benoît qui, ne compre- nant rien à cette manœuvre, voyait l'immense supé- riorité de la f|oëlclte sur son brick... — Puisqu'elle marche mieux que moi, pourquoi ne pas profiter de son avantage, et me dire tout de suite ce qu'elle veut... au lieu de s'amuser avec CatJieruie comme un chat avec une souris. « Il ne croyait pas dire si juste , le pauvre homme. a Capitaine... tenez... tenez, la voilà qui ouvre la bouche, — dit Caiot en voyant l'éclair qui pré- cède un coup de canon... — n'y a pas de sutu , — (ht-il en levant la tète au long sifflement qui cria dans les cordages : — C'est à boulet! — Ah çà, mais est-elle bcte? — dit Benoît rouge (l(> colère. — (^)u'est-ce que ces bigres de sauvages- 06 ATAR-(ÎULL. lîi? ot pas 1111 ranon à mon horfl... — linrlait lo capi- taine en se rongeant les pouces. — Aussi a-t-on ja- mais vu un négrier attaqué par un pirate, car ça ne peut être que ça... -n Un secoud éclair brilla , et ce ne fut point un sif- flement , mais bien un bruit sourd et mat que l'on entendit ; c'était un boulet qui se logeait dans la préceinte. tt Ah! bigre... bigre... bigre de goélette..', elle va me couler comme une outre... — Capitaine, — fit Caiot, pâle et blême comme tout l'équipage que ces salves réitérées avaient at- tiré sur le pont, et qui devisait fort agité sur tout ceci, — capitaine, elle veut peut-être vous prier de mettre en panne? — J'y pensais ; mais c'est bien dur. Allons , al- lons, brassez tribord, la barre sous le vent, i L'effet des voiles se neutralisant , le brick resta immobile ; alors aussi le feu cessa à bord de la goé- lette qui s'approcha tout près de la Catherine, et on entendit ces mots s'échapper de l'orifice d'un lar posa en (ravors sur son grand coffre, en lui disant : « A tout à l'heure, nous allons rire... coiijrne. •:■> Va il monta sur le pont au bruit des imprécations , des injures, des bigres, des hurlements du malheu- reux Benoît, qui sautait par soubresauts sur son cof- fre comme un poisson sur le sable. ATAR-r.ULL. CHAPITRE IV. ARTHUR ET MARIE. a Oh!... lui dit-il en moiiiaiil ; oli I mon Anna , Cdupe les bouclr.s do mes longs cheveux qui re.ssenijjlent aux (iciis... — Au moins , — se dit à jiarl la douce fille , — je pourrai donner des bagues à mes amants sans dégarnir ma cheiclure. — Ils me suivront au tombeau... qui, je te le jure, est entr'ouvert, mon adoré... n reprit-elle tout haut. l'iio larme brilla daiis les yeux aidents du mo- ribond. ( Historique. ) Ils auraient dû livre invisibles dans l'épais- seur des bois , comme les rossignols mélodieux ; ils n'auraient jamais dû liabiler ces vastes soli- tudes appelées sociétés, où tout est vice et haine : chaque créature née libre se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les plus doux ne nichent qu'a- vec une compa<{ue, l'aigle prend seul son essor, la mouette et les corbeaux se réunissent en troupes sur les cadavres, comme font les mortels. Bvnox — Tlo\i .liKiv, (11. IV, x\i\. Pour on finir uno l)onn(' fois avoc tous les anlécc- ilouts, vrais ou faux, atlribués à Brulart, nous rap- portons ici uno ancfdoto qui, sans se raltacher pré- cisément à sou histoire, y a trait, en ce sens que le AUTHLK ET M .A lU E. «5 héros de l'aventure porte aussi ce nom ancien , his- torique , déjà illustre sous François h'", ce nom dont quelques-uns honoraient Brulart , ainsi qu'on l'a fait ohservcr ailleurs. — A peine âgé de vingt-sept ans , le comte de "'■''^ avait déjà mené une existence passablement ora- geuse ; doué par la nature d'une puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il s'é- tait livré avec emportement à tous les excès, à toutes les déhanches, cl conséquemment avait beaiicoup di- minué le patrimoine considérahle que lui avait légué son père. — Il vit par hasard dans le monde , où il allait très-peu , une jeune fdle Tort helle , mais sans for- tune. — Par hasard aussi il en devint épcrdmncnt amoureux ; c'était son premier amour véritable. Or, un premier amour de déhanché, c'est, on le sait, la passion la plus frénétique , la plus violente qu'on puisse imaginer. — La jeune fdle , fort helle , répondit hien à la passion frénétique ; mais comme (>llc était aussi sage que jolie , tiiais comme sa tante, qui l'avait élevée, s'était mariée quatre fois et possédait naturellement une prodigieuse expérience de ce bas monde , on n'accorda ni un baiser, ni un serrement de main avant l'union civile et religieuse. — Le comte de "^^ avait remarqué dans ^larie (la lille fort belle s'appelait Marie ) une tète ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du 8G A T .A U - G I L L. conforlablc qui n'atlcndait que la jouissance d'une fortune brillante pour se développer. — Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci : — ■ tt ^larie , j'ai des vices , des défauts et même des ridicules... -n — La jeune fdle sourit... en montrant deux ran- gées de petites perles blanches. — tt Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent malheureux en duels comme en amour... i> — La jeune fdle soupira, en le regardant avec un air de compassion touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux! et comme les soupirs allaient bien à cette gorge de vierge ! — « Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup ; les chevaux , les chiens , la table et les femmes m'en ont absorbé une furieuse quantité... n — La jeune tille sourit avec indifférence en levant ses jolies épaules rondes... — a ^larie , il me reste , je crois , trois cents et quelques mille francs , vous avez dix-neuf ans , des émotions toutes fraîches à satisfaire ; la vie est neuve pour vous ; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant d'une grande ville, vous sont inconnus... et, par con- séquent, doivent vous faire grande envie. Pourrépon- drc à tous ces besoins, j'ai peu d'argent, et beaucoup de défauts ; mais enfm voulez-vous de moi ? » La jeune fdle lui ferma la bouche avec sa maiu mignonne et potelée. .A K r II L i\ F. 1 .M A II 1 K. 87 — liO comte lie •'" " l'('[)onsa donc. — De quoi ses amis rirent beaucoup. — Sa femme , juscju'alors froide et réservée , se livra à tout le délire d'une première passion ; brune , jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'àme brû- lante, le caractère fougueux de son mari. Chose étrange ! la possession n'affaiblit pas leur ivresse, et les plaisirs du jour naissaient des souve- nirs de la veille. On l'a dit , quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du mariage. ]\Iais comme, avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie, son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le cachemire , et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues ou la poussière des promenades. — Et le malheureux patrimoine desséchait, fon- dait à vue d'œil que c'était pitié... — Or, un jour, sur les trois heures du soir, qua- tre mois après leur mariage, et le lendemain du re- tour du comte, qui avait fait une légère absence , ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs fraits fatigués : « Arthur , — disait Marie , en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris , — Arthur... encore un mois de pareil bonheur... et puis mourir... dis, mon ange, nous aurons usé tons les plaisirs, depuis la molle et douce extase jusqu'au spasme nerveux et convulsif (|ui l'ait envier notre 88 ATAll-dLLL. luxe, notre ivresse toujours renaissante... \ous som- mes trop heureux... il est impossible que cela dure... devançons l'heure des regrets qui viendrait peut- être ! veux-tu, dis, mon amour?. .. veux-tu mourir bientôt Un charbon parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme toujours ensemble... » Et la délicieuse créature, sa tète entre les mains, ses coudes à mignonnes fossettes appuyés sur les riches dentelles de son oreiller, attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son mari. — Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard flamboyait, et une incroyable ex- pression d'étonnement et de joie rayonnait sur son front Il était plongé dans une ravissante béati- tude... cette idée lui était venue à lui... cinq jours avant , et au fait : A vingt-huit ans il avait vécu autant qu'il est pos- sible de vivre avec un corps de 1er, une âme de feu et des tonnes d'or ; cette passion qu'il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions , car il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les che- vaux , les chiens , le jeu , le vin et les filles d'opéra ou d'ailleurs. Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers. Et puis aussi , l'accord parfait qui avait existé jus- que là entre poucolr et volonté (eût dit Scudéryj avait disparu... qu'aurait-il regretté?.... AUiHlll ET MARIE. S!> Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensa- tions qu'aucune langue humaine ne peut exprimer; — deux grosses larmes roulèrent sur ses joues flé- tries... ce fut sa seule, son unique réponse... Mais le dévouement de Marie eut une si inconce- vahle influence sur cet être énergique , qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de puissance inouïe et presque surnaturelle... Il faut avouer que cette influence magique ne s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine, car quinze jours après il était défunt. Le patrimoine! oh! hien défunt et lui donc!... Bo)ie Deus ! pauvre Arthur! tt C'est donc aujourd'hui, — disait Marie, toujours helle , quoique amincie , car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée... — C'est ce soir... — répondit-il tendrement. — As-tu écrit?... — dcmanda-l-clle. — Sois tranquille , on n'inquiétera personne , chère et bonne Marie, -n Et ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'.Avray, car ils avaient abandonné l'idée de l'asphyxie ; c'est commun, au lieu qu'avec un bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel ombrage frais et riant ; justement on était en juillet. a Ce n'est j)as une femme, c'est un ange, d disait Arthur en voyant Marie déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal mince, friable et renqjli d'une belle liqueur limpide , verte comme l'émeraude. VO ATAU-cJl LL Ils sétciuliiL'nt tous deux sous un chêne magnill- que, dans un épais taillis, désert et reculé ; l'air était tiède, le ciel pur, le soleil à son déclin. a Devine , cher adoré comnnent nous allons partager cette douce liqueur, — dit la jeune femme en jetant son bras blanc et potelé autour du cou de son mari ,"ct le baisant au front. — Je ne sais, mon ange, — répondit Arthur avec insouciance en comptant sous ses lèiTes les palpi- tations du cœur de Alarie. — Eh bien ! — dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un frisson voluptueux semblait courir par tout son corps , — eh bien ! mon Arthur , nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents et nous le briserons au milieu d'un de ces baisers délirants... tu sais... — Oh! viens... donc... n dit Arthur. Le soleil se coucha. Le lendemain , à la nuit, le comte sortit comme d'un affreux sommeil, la langue rude et sèche le gosier brûlant et des battements d'artères à lui rom- pre le crâne. . . Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes aiguës lui déchirer les entrailles. Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des douleurs atroces... Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse. — Elle n'y était plus... AKTHLK Kl M A U 1 Iv lU # « liCs douleurs le reprenant, il se lordil de nouveau, hurla tant et si bien , qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'emmena dans sa maison et le soijjna co:nme un fils. L'incroyable force de tempéramment du comte résista à cette violente secousse , et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger. Alais qu'était devenue Marie? c'est ce qu'il ne put savoir. Vn matin le brave garde-chasse apporta , avec xa petite )iote pom- les hons soins donnes à ?nonsieiir (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un nu- méro de i'honncte Journal de Paris. Le comte se mit à le lire, et sa ligure prit une expression bien étrange. a Den.i' cents francs de récompense à qui ramè- nera chez M. M***, rue^^"^ , un lécrier blanc , de grande taille , marqué de taches jaunes au.v oreil- les, fort méchant , et mordant au nom de Vair- davv. T) Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire cra- quer si violemment les dents du comte les unes contre les autres... continuons : a Le nommé (Hiarard a été co)/damné // cinq ans de Irara/f.r forcés et éi la marque, ]);>iir aroir rolé, avec effraction , estidadc nocturne et éi vudu ar- mée , cin([ choux et un laj)in Itlanc ; mais , ru les rirconstanccs atténuantes (CJiarard jouissait , araul 92 ATAU-GULL. ^ ce crime, d'une /jo/t ne réjyiitfilion , et reuf , père de cinq petits enfants , rirait d'une industrie qui venait d être détruite par l'inrention d'une nourelle machine à rapeur fort èconomixpie», emplorjèe jyar un banquier )niIHonnaire.) Vu ces circonstances , on lui fait remise de la marque , etc. , etc. -n Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation très- avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants dans leur orbite ; voyons autre chose , nous y sommes , je crois : « Depuis quinze jours enriron , le comte Artltur de'*'^* a disparu de son domicile ; il y a tout lieu de croire qu'u/i suicide annsfin à ses jours, et que des affaires dèramjèes et des chagrins domestiques l'auront poussé à cette eatrémité, d'autant plus que l'on assure que madame la comtesse de *^*estpartie la veille même ou le lendemain de la di.sparitio?> de .son mari, avec un des plus riches seigneurs de la ca- jntale ; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille, n C'est cela pour sijr qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant comme un cauchemar par une nuit d'été , lourde et chaude, il lui sembla voir des êtres fantastiques , hideux et flamboyants , qui , en se rapprochant les uns des autres, formaient un sens , comme s'ils eussent été les signes animés d'une langue inconnue. Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tour- ARTin R Kl MARIE. m. naiont rapides, rapides comme la roue d'un moulin : K l ne jeune et jolie femme ne renonce jamais au luxe et aux plaisirs... — Pour se tuer, surtout... — Elle t'a joué , sot... — Elle a aimé ton or, quand tu avais de l'or... — Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté , quand tu avais de la jeunesse et de la beauté. — L'orange est sucée, adieu l'écorce... — Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de l'or ; de la beauté , comme tu avais de la beauté... — Elle a voulu se débarrasser de toi... — Elle a compté sur ta niaise exaltation... — Et puis sur ta ruine... — Et puis sur son sang-froid et son adresse pen- dant que tu te livrerais à un dernier transport fré- nétique et convulsif .. — Et elle rit de toi avec son amant — son amant , son amant... — Car elle te croit mort — mort — mort... » Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa roide sur ses pieds, tout d'une pièce, la bou- che écumante , et tomba en travers de son lit , les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant entendre un rùlement sourd et étouffé... (]e fut encore le bon garde -chasse qui le tira de cette nouvelle ci-ise , (pii le cond)la de nonveauv soins , toujours à dix francs la journée d'alfection et d'allMcIiernent. 04 A T A R - G r L L. Quand Ip comte put se lever et marcher, il lui doniîa un brillant pour tiller le vendre, le paya sur le prix , et s'en fut. One depuis le bon garde -chasse n'en entendit parler. S'il eût pourtant lu le Sémaphore de Marseille , il eut été peut-être frappé du paragraphe qui suit ; tt 1^11 crime affreux vient de jeter la consterna- tioîi dans nos murs ; depuis quelque temps , ma- dame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M. de ***, ])arentde notre archevêque ; cette dame voyageait^ dit-on , jwur sa santé , et voyait toute notre grande société, lorsqu'hier , au coucher du soleil, des cris affreux parte?! t de l'appartefucnt de cette dame, qui est logée sur le jiort , hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte, et on la trouve Iniignée dans son sang , j^crcée de plusieurs coups de poignard; elle n'a pu dire que ces mots à son compagnoji de voyage : « Je le croyais mort, il ne n l'est pas... il vient de m' assassiner... crains tout » de lui... je n'ai aimé que toi ,, amour... » — Et elle expira. •D Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint-Joseph ; on est à la recherche de l'assas- sin, qui est, dit-on, le mari de cette dame, le comte Arthur de^*** qu'on avait cru mort; itiais on n'esjyère -pas le découvrir , car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir, 2)cu de te?nps après le meurtre , un homme marchant fort vite se ARTHUR ET M A R 1 K. «15 (lirigcaut rcvs le port , et dans hi soirée , on sait qu'un mhtic .vous pari/Ion sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions jJortent à croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots ; voici le signalement affiché éi la préfec^ ture : Taille, cinq jyieds dia: pouces, — très-maigre, Jigure longue, et pâle, — sourcils noirs , harhe noire , cheveux noirs , yeux bleus très-clairs , — dents blanches , — menton carré, — vêtu d'jnw re- dingote verte et d'un chapeau rond. » Xous n'aurions pas fatigué le lecteur de ces longs et fastidieux extraits de journaux , si la coïncidence de noms ne nous avait frappé , comme on l'a déjà dit. Quoique le signalement précité offre quelques points de ressemblance avec celui du commandant Brulail , d'autant plus que , dix années s'étant écou- lées depuis cette aventure , l'àgc du comte Arthur de *''* , s'il vivait, se rapporterait parfaitement à celui de Brulart , qui est maintenant, je crois, dans son trente- septième printemps; pourtant nous n'o- serions prendre sur nous d'affirmer l'identité : nous laissons à la perspicacité du lecteur le soin d'éclair- cir ce doute. Toujours est-il que Brulart (comte ou no)/J monta sur le pont, laissant l'honnête Benoît maugréer à son aise, étendu sur le grand coffre. ATAR-r.UM, CHAPITRE V. niK LR P.OV DIKL" VOUS PIMT DE VMKE LA Tmi'lK. .... Aliqtiis proridel Marclic au flambeau de l'espérance Jusque daus l'ornbie du trépas, Assuré que ma providence \e U'iid point de piéjje à les pas : (^Ihaque aurore la Justitie, I. "univers entier s y confie , Kl l'homme seul en a douté; .Mais ma vengeance paternelle Confondra le doute infidèle Dans l'abime de ma l>onté. Hk L.auartixe. — Méditalion viii. Lorsque M. Brulart parut sur le pont de la Hijhio, tous les entretiens particuliers cessèrent comme par enchantement. Et de fait, si ce personnage n'était pas affable et fji'acieux , il était au moins imposant et len-ihle aii\ yeux de son équipage. Sa chemise ouverte laissait voir son cou hruni, ses membres nerveux et endurcis aux fatigues. Il .s'ap- puyait sur une énorme barre de chêne qu'il faisaî^t tournoyer de temps en temps, comme si c'eût ('lé le j)liis milice roseau. (JLE LE BOX UlKl VOIS l'INIT. ETC. i>7 « Où nst le Borgne, canailles ?» — demunda-t-il. Le Borgne s'approclui. «Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes , deux pierriers à pivots , et va amariner le hateau de ce monsieur ; quant à ces chiens qui sont dans le canot, mène-les aussi à hord, et mets-les aux fers avec le reste de l'équipage du brick. A vous (juinze vous pourrez manœuvrer ce bâtiment : imite mes mouvements , et navigue dans mes eaux... tu commanderas ce navire... veille aussi à la nourri- ture des nègres... allons, lile... » Les ordres de AI. Brulart lurent exécutés à la lettre ; seulement, lorsque Caiot vit arriver l'embar- cation armée qui venait s'emparer de la Cathei'ine, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu ; aussi lui et deux autres, je crois, furent tues, et le Borgne pensa judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir. Bientôt la Hyène orienta ses voiles , et , serrant le .vent au plus près , mit le cap au sud , comme pour regagner la côte d'Afrique... Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu'on faisait sur le pont, que la goélette se re- mettait en route. La brise fraîchi! , et la marche de la Hi/ènc se trouvait tcUenuMil suj)éri('ure qu'elle fut obligée d'amener ses huniers pour cpie la Catherine pût la suivre, et pourlant son nouveau commandant, le Borgne, la couvrait de voiles... «loi, timonier, le cap à l'est-sud-est , — dit 1 ii8 ATAU-(iULL. Ki'ulart, — et veille aux embardées, ou je te coj]ne ; — puis il descendit retrouver son prisonnier. — Ah! brigand... l'orban, gredin... — cria celui- ci dès qu'il le vit, — ah ! si j'avais eu des canons et mon brave Simon... Tu ne m'aurais pas pris comme un congre dans son trou... — Tout de même, papa... — Xon !... bigre... non... — Comme tu voudras... mais il fait soUdement soif... " Brulart prit alors sa barre de chêne , et Irappa le plancher. Le mousse à la vilaine tète reparut , et à peine M. Brulart eùt-il fermé ses doigts moins le pouce , qu'il tendit vers sa bouche en haussant le coude qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table. Le capitaine de la Ctithcvinc^ toujours amarré sur son coffre, se trouvait dans l'impossibilité de faire un mouvement. t; Dis-donc, confrère, — reprit Brulart après s'être ingéré un énorme verre de cette liqueur alcoolique ; — dis donc, pour passer le temps, jouons à un jeu, veux-tu? {\ incjcon vole... non, tu es attaché ; à mon corhillon... c'est bien fade ; à .1/. le curé n'aime pa.^ les os... ça sent le blasphème ; tiens, j'y suis, jouons à deviner; je te préviendrai quand tu brûleras, comme nous disions au lycée Bonaparte... voyons, devine., devine... ah 1 tiens, devine ce que je vais faire de loi cl de ton équipage ? OLE LE UUX DIEL VOLS l'LMl , ETC. y-i — lîigi'c, ce n'est pas nuiliii ! nous piller, scc- Ici-at... — \on, Vil toujours... — Xous faire prisonniers... monstre... — - Aon , va toujours. — KIi bien donc ! nous massacrei', car tu es ca- pable de tout... — Tu brûles... mais ce n'est pas ça tout à fait. — Mille millions de tonnerre... être là immobile, amarre comme une ancre au capon... c'est à se dé- vorer la langue... — Tu donnes ta langue au cbien... c'est-à-dire que tu renonces, que tu ne devines pas... Eli bien î écoute. » Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux... . Mais se ravisant : ^ Je ne veux pas t'enlendre , vilain gueux , — s'écria- t-il , — je t'empêcherai bien de parler... tu vas voir... i Va Claude-Borromée-AIartial se mit à crier, à vo- ciférer, à chanter, à hurler pour couvrir la voix de AI. Brulart et ne pas ouïr ses atroces plaisanteries. Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit in- fernal, se précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu'on s'y égorgeait... tt Voulez-vous retourner là-haut, canailles, — dit Brulart, — ne voyoz-vous pas que c'est monsieur qui s'amuse à chanter des romances namaquoises ! Ah ! scélérat de musicien, va! ?> l'jt le pauvre BiMioît de continuer ses u Ah ! ah! 100 ATAR (JLLL. SCS oh! oh! t> sur tous les Ions pour s'étourdir et couvrir la x^oix de son hôte. 1 Ah, oui! mais ça m'embête , — dit Brulart , — c'est bon un moment, et puis tu t'enroueras... s En deux tours Benoît fut bâillonné... ses yeux devinrent rouges comme du sang, et lui sortaient de la tète... « A la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi ; pour ta peine, je vais t' apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton équipage. Je te dirai d'abord que j'avais autrefois la sottise d'aller acheter des noirs à la côte : tel bon marché qu'ils soient, c'est encore trop cher... Lu jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé jusqu'au dernier quart le fruit d'une assez bonne opération , j'eus l'idée de la tontine dont je t'ai parlé... Allons, reste donc tranquille, — tu te feras du mal... Or, je flanc le long de la cote... et quand j'aperçois, un négrier que je suppose cliargé — crac... je mets son chargement dans ma tontine... et lui et son équipage, je les amortis comme j'ai eu l'honneur de te le dire... de cette façon, les noirs ne me coûtent que la nourri- ture, que la façon., et je puis les donner aux colo- nies à meilleur marché que mes confrères : ainsi tu vois la chose ; mais en t'entendant parler des cjrand.s et pctit.s- Xamaquoi.s' ., il m'est bien venu, pardieu! une autre idée... tu vas rire. 5) Benoît pâlit... tt Vois-tu , nous avons le cap à l'cst-sud-est... c'est-à-dire que nous portons Un peu au nord de la yiE LE 150\ DIEi: VOIS PIMT. ETC. lOI riv'fère Rouge, où nous allons, autrement dit, chez Xes, petits X(nii(i donner une preuve de leur crime... car Dieu est 5) Dieu !... Or, grand chef, mon maître livre ce blanc î) et son équipage à ta justice et à ta sévérité , ne » demandant en échange, et pour leur faire subir la ;' loi du talion, que vingt ou trente de vos prison- )) niers, compatriotes de ces (jramls Xamaquois qui » ont si indignement vendu tes frères à ce misérable ; )) et , d'ailleurs si vous destinez vos ennemis à être 51 dévorés, tâtez du blanc , et vous verrez que c'est 5) un manger fort délicat. -!< Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang... et ses yeux se fermèrent... Le mal- heureux capitaine venait de se rompre une artère par la violence de sa colère et de sa rage si long- temps comprimées... Brulart le Ht revenir à lui au moyen de quelques QIK LE ItOX 1)1 El VOIS PUXIT, ETC. 103 <|oiitfos de rhum qu'il lui iniroduisit charifahlomont dans Ips yeux. Il Oli ! pitié... pitié... — dit Beuoît d'une voi\ faible et entrecoupée... — Je ne comprends pas , — répondit Brulart en ricanant. . . — Pitié! — répéta le capitaine de l(( Cathe- rine... — Je n'entends que le français... mais je continue, tu juges de la joie du chef de Kinnl et des siens de tenir des blancs ! ceux qui ont acheté les nèf]res leurs frères... ils ne marchandent pas , ils nous donnent en échange de vous autres des grands Xa/nat/noix à remuer à la pelle... et, quant à toi et aux tiens. .. loilà où est la farce; on vous scalpelle... on vous roue... on vous brûle... on vous mange, un tas de folie, quoi... et moi , qui garde ton brick, je me trouve avoir par le fait deux charmants navires , je charge ma goélette des (jrands Xaniaquois qu'on me troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles ; je vends mes noirs à bon compte, et j'ai fait ainsi le bonheur df?s colons, de mon équi- page , mais par-dessus tout j'ai puni un infâme né- grier comme toi , qui vend ses frères ainsi que des bestiaux... Dis donc, après cela, qu'il n'y a pas une Providence, mon gros compère! ouf... » et pour péroraison Brulart absorba deux verres de rhum coup sur coup... Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de celle horrible éloquence, ol ne pouvait placer une 104 ATAR-(ilLL. parole... Quand le corsaire eut fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que démen- tait le tremblement de sa loix : « Il est impossible qu'un projet aussi affreux puisse entrer dans la tète d'un homme... je ne croyais pas encore qu'on puisse voler un négrier... mais enfin, volez mon brick, mes noirs... mais au lieu de me jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez- moi ù la rivière des Poissons, au moins là... j'ai des amis... je ne serai pas massacré... c'est encore moins pour moi que pour mon équipage , je vous le jure... la preuve, c'est que je vous le demande à genoux... tuez-moi... mais ne les exposez pas à un sort aussi horrible ; ces malheureux ont des familles, des femmes, des enfants. — Juste... Je suis fabricant de veuves et d'orphe- lins, c'est aussi ma partie. — Capitaine, — reprit le commandant de la Cn- t/ierine, avec des larmes dans la voix... — Dieu me punit du métier que je fais, mais il est témoin que c'est avec humanité que' j'ai exercé... et puis, capi- taine, oh! capitaine, j'ai une femme et un enfant... quj n'ont que moi... prenez tout... mais, par grâce, laissez-moi la vie... oli ! la vie! que je revoie mon enfant. — l'oyez-voiis le volage! tout à l'heure il voulait la mort! arrange-toi donc... — Oh! grâce... pour mon ("qnipage et pom- moi? c'est une cruauté inniile. <,)l'E LE BOX DIEU VOIS PIXIT, ETC. 105 — Comment, diable, inutile... j'y gagne un brick et un chargement de noirs... — Mon Dieu , mon Dieu , que faire... ma pauvre femme et mon enfant... — disait Benoît en pleurant à chaudes larmes... — Bien, des larmes, bien , je voudrais, vois-tu , voir pleurer du sang... oh ! j'ai eu aussi , moi, d'a- troces douleurs dans ma vie ; il faut que l'homme me paie ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang, torture pour torture... et j'y perds... — Mais , au nom du ciel, est-ce ma faute ?... je ne vous ai jamais fait de mal... moi... — Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse. — Commandant... grâce... grâce... — Tu me fais rire... mais je vais m'assoupir, ainsi remets ta langue au croc , ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sur. » Ce qu'il fit. Puis il s'assoupit jusqu'à ce que son mousse Cnr- Inliiit fût descendu et l'eût secoué fortement ; ledit Odvtdhut reçut de Brularl un vigoureux coup de poing pour son message et reprit en se frottant la ic.ie^ : a C'est la tei-re qu'on voit... — Ah! chien... bien vrai, mort de Dieu, je rê- vais que je voyais rùlir ce b. .. là, — dit Biidart en monlant sur le pont... — Mais tu es donc un monstre... un canni- bale... t criait sourdement Benoit malgré son bâil- lon ; sa voix .s'c'teignit... 106 AT.^R-GL'LL. Brulart, arrive'' sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes sèches et rougeâtrcs qui cernent cette partie de la cote , et à, l'aide de sa longue-vue il distingua quelques cases à l'enihouchure de la rivière Rouge. II est inutile de répéter ce qu'on a déjà dit ; qu'il suffise de savoir que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète. Le nègre noyé, le Gaffre interprète, rien n'y man- qua , seulement , Benoît , ayant demandé comme grâces dernières à Brulart de se charger d'une lettre qu'il aurait fait parvenir en France pour prévenir Catlierine et Thomas de ne plus l'attendre... plus jamais... — (t puis de lui laisser embrasser encore une fois ce mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si précieux , — on assure que le ca- pitaine de Ja Hiihic les lui refusa, et fît même sur cette peinture les plus horribles plaisanteries. Enfin le soir même monsieur Brulart passa à bord du brick, et donna le commandement de la goélette ù son second, le Borçjne. Son chargement se composait de cinquante-un noirs du capitaine Benoît, sans compter Atfo-duUy et de vingt-trois f/rnnds Xanuff/iiois qu'il avait eus en échange de M. Benoît et de l'équipage de la Ca- therine, lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la goélette... On ne sait ce que devint Benoît et ses compagnons, seulement le Caffre qui avait conduit cette négocia- OLK L,K l'O^' 1>IF.U VOUS PUNIT, KTC. Kc; tion apprit à ^'équipage de la goëletto que tout lo Kraal dos petits XdnxKjUoi.s , l'emtnps , enfants, hommes, vieillards, semblaient transportés d'une joie délirante, et que, désignant l'équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garottcs et couchés par terre, ils chantaient en se caressant l'estomac : « \ous les ensevelirons là , noble tombeau , noble tombeau pour les hommes paies, nous les enseve- lirons là , et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au grand To/nmaw-Oiroii/i. » tt ]\Iaintenant , — dit Brulart , — laissons porter sur la Jamaïque... que sur près de cent noirs , il m'en reste seulement trente , à deux mille francs pièce... pour ce que ça me coûte... c'est une affaire d'or... t) Et, selon son habitude, il se retira dans sa cham- bre en faisant la défense accoutumée : a Le premier qui osera entrer ici avant demain — à 1(1 mer! t> Que Aiisait-il ainsi chaque nuit? Pourquoi cet isolement? cette lumière qui brûlait sans cesse ? C'est ce que l'équipage de hi Ifi/rnc ne pouvait savoir. i'i\ ni i.iiitK i)i:i \ii:mi;. LIVRE TROISIEME. CHAPITRE I'. LE F A IX rOXT. Le mal if'jjnn di'S lois ilans son immonsp empiro ; Dès lois tout ce qiri pense et loiil ce qui respire Coiiimenca de souffrir ; V.l la terre, et le ciel, et l'ànie, et la matière. Tout <[éiiiit; et la voix de la nature entière Xp fui qu'un lon-j soupir. 1)k LAAMr.rixE. — Màlitationit. I/liomme est un animal bizarre, et fait un sin- jjulier usafje de sa nature et des arts qu'il invente ; il se tue , il te vend ; l'un fal)ri([ue des nez artili- ciels, nu autre invente la ;[uillotine ; celui-là vous rassp les os, cclui-ei vous les remet en place; . — mais la vaccine a été certainenuMil un excellent aiitidote des fusées à la Con<{rève. IJvr.ox. — Don Juan, cluint I, c\xi\. On le sait , le capitaine Brulart fit embarquer à l)ord de la Catherine tout son mobilier, c'est-à-dire sa table tacbée de graisse et de vin, son vieux coffre où il n'y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et trouée qu'il portait sur lui , son gros bâton (ou son éventail à bourricjue, comme il disait plaisamment) et son grand pot d'étain (jui tenait trois pintes. Mais, une fois enlré dans la duneKe du malheu- LE F.\r\ l'O.XT. 10'>» reux Bcuoît , il fut émerveillé des riclicsses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du chapeau de paille et de la vieille couronne de bleuets qu'il planta sur sa tète, puis d'une veste et d'un pantalon dont il se revêtit insolemment : tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort étroit ; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre l'ancien proprié- taire ; après tout, il n'y regardait pas de si près, et s'en trouva fort bien ; aussi , le lendemain niatin , à son réveil , il dit en se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette : a II n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme. » Puis il déjeuna de bon appétit d'une dalle de mo- rue sèche, d'un fromage de Hollande, de trois galons d'eau-de-vie, et après boire fut inspecter les nègres et descendit dans le faux pont. Les grands Xamaquois avaient été un peu négli- gés, un peu oubliés depuis la veille ; mais que vou- lez-vous, il s'était passé tant d'événements, tant de choses, qu'on ne pouvait penser à tout. Donc, sur les midi , le capitaine Brulart arriva dans le faux pont, singulièrement espacé aux dépens de la calle ; car, de l'étrave à l'étambot , le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente- cinq pieds de long sur ([uinze de large ; la hauteur était de dix. La lumière ne pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillc. Brulart connnença son inspection par tribord. 110 ATAU-ULLL. Oh ! de ce côté, ce n'claient que des eid'ants , de Irèles et pauvres créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair liumaine, foriiuiient pour ainsi dire la monnaie de ce trafic. Ces enfants jouaient là comme ils eussent joue sur les hords frais et ombragés an fleuve Roiicjc. ^lon Dieu, pour eux, rien n'était changé; seule- ment , au lieu du ciel pur qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick; au lieu du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid;... et puis pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds déjà endoloris et gonflés ; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas leur mère depuis trois jours, leur mère qui jus- tement leur avait promis un joli collier de plumes de colibris et une pagne plus brillante à elle seule que tous les cailloux de la rir/èi-e Rouge. Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se l'oulaient et se battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de manger ; car, de- puis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils avaient bien faim. Brulart passa, et, sans le faire exprès, le capi- taine écrasa presque la jaudje d'un de ces enfauls sous son pied large et massif LE l'.UX l'OXT. 111 C'est qu'il Taisait si sombre dans ce )au\ pont. Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant. u Alels des sabots, mauvais rat d'AI'rique , i (bt Brularl. Et il continua sa promenade jusqu'au milieu (bi bricli , fort mécontent de ces négrillons que l'on vend si mal... Par exemple, arrivé là, sa mauvaise hu- meur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses lèvres. Car là commençait la xcc/ion des ma le a , comme il disait... La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet endroit, il put facilement les examiner. C'étaient des hommes forts et vigoureux ; aussi le négrier contemplait-il avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces épaules larges et découpées, ces reins souples , cambrés et mnscu- Icux , et encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n'avait pas trente ans. Ces nègres , par exemple, n'imitaient pas l'heu- reuse et naïve insouciance des enfants ; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation. Souvent dans leur K'raal , assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloès qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le \ord, quebjues tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les veiubiienl aii\ hommes blancs (|ui les emmenaient dans leur pays... bien loin... bien loin... Ici, lesrensei- 11-2 ATAR-GLLL. giicment s'arrêtaient, et la crainte s'augmentait de cette ignorance; aussi, nous l'avons dit, les Xmnacjuois de feu (hélas ! on peut bien, je crois, dire de feu,..) le capitaine Benoît étaient sombres et tristes. Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds dans leurs mains , avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un état d'immo- bilité parfaite... D'autres roidissaient leurs bras , serraient forte- ment leurs dents, et faisaient je ne sais quel mou- vement buccal intérieur ; mais de temps en temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux devenaient san- glants, et ou entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur poitrine haletante. Ils cherchaient, ceux-là, on peut le présumer du moins, à avaler leur langue ; espèce de mort , dit-on, assez commune chez les sauvages. D'autres, couchés en long, semblaient fort calmes ; mais de tem])s en temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse, comme pour les arracher de l'anneau qui les éti-cignait ; ce qui était absurde , et prouvait bien la stupidc igno- rance des sauvages ; car ces anneaux , rivés avec la barre, n'avaient, comme on le pense bien, aucune élasticité... Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés sur le côté, dormaient d'un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements convulsifs , quelques tiraillements de l'estomac , ou quelques joyeux souvenir des rivages du fleuve Rouge. Lt: IAL\ l'OXT. 113 Comme le soiu cnir d'une bonne danse H((//nt(ji(oi.sc, si vive et si preste, au son à\\ j)i()iii>ijiioum, sous des mimosas qui secouent leurs pétales roses et l'ont mystcnensement bruire leur dentelle de verdure, alors que le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri plain- til', et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères... Alors que le monstrueux hippopotame, comme la vieille divinité de ce ilenve africain , fendant l'onde bouillonnante , montre son corps noir et cuirassé tout ruisselant d'eau , de joncs verts et de nénufars , dont les fleurs bleues se détachent sur les larges plis d'argent de la rivière. Alors enfin que c'est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le lendemain une grande chasse à l'éléphant. Danse alors , vaillant Cadre , danse , tes flèches sont acérées , ta hache est luisante et ton arc est verni ; danse, car le soleil se couche, mais la lune brilU' , et Xarina l'aime tant ! la pâle clarté de la lune ! .Je vous le dis, c'était le rêve de (juelques-uns — car autant la figure de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d'un bon nombre de (lorfrjcurs s'épanouissait rayonnante et heureuse; un surtout, Atar-Cull, un grand jeune nègre aux che- veux frisés, dilatait son bon et franc usage (jue t'é- 114 ATAR-GLLL. tait plaisir de voir ses joues s'enfler, ses sourcils s'é- carter, ses oreilles remuer, ses mains battre la me- sure , et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps ; de voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu'il montrait en ouvraut la bouche sans parler... le pauvre garçon, tant il était content de son rêve ! it Je vais te faire me rire au nez, f. .. noireau, d dit Brulart , que cette gaieté hors de saison impor- tunait, et d'un coup de sonbàton de chêne il éveilla le dormeur eu sursaut. Alors vraiment c'était àfendi'c le cœur de voir cet homme, je veux dire ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, conserver un instant encore l'expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses fers , s'entourer tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler deux grosses larmes le long de ses joues. C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son Vrai jour, et que, comme les autres , il avait grand faim , car on les avait aussi un peu oubliés. Brulart passa, et arriva au bout du brick près l'a- vant. C'est là que les femmes étaient parquées. K Ah, ah ! — dit le forban, — voici le sérail, mille tonnerres de diable ! il faut voir clair ici. Car- tahut^ va me chercher un fanal , n dit-il à sou mousse. La lumièi'e vint, et Brulart l'cgarda. .. Vrai , si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Reims, un bien saitit homme ! je lous LE I\L\ l'0.\T. 115 révélerais , sur ma parole , un gracieux et erotique tableau. Figurez-vous une vingtaiue de négresses ayant presque toutes l'âge d'un vieux bœuf, non de ces Caffrcs rabougries d'un brun terne , sales , builées , graissées, avec une vilaine tctc laineuse et crépue ; non ! C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au nez droit et mince , au front haut et voilé pai- d'épais cheveux noii'S , lisses comme l'aile d'un corbeau. Et quels yeux ! des yeux d'Espa- gnoles, longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur uu fond si iinqjide , si transparent qu'il paraît bleuâtre... Pour la ])oucho, c'était de l'ébcnc, de l'ivoire et du corail... Et si vous les aviez vues là, mordieu, toutes ces Xamaquoises, bizarrement éclairées par le fanal de Brulart... Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps tant souples, tant gracieux, qu'elle semblait dorer. . . Les unes, à moitié couvertes d'une pagne aux vives couleurs, laissaient à ini leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci... Ah ! si je n'avais eu un de mes grands oncles cha- noine de Reims, uu bien saint homme!... On aime, je le sais, une peau fraîche, élasli(|uc et satinée , (jui frisonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer un joli cou UG ATAK-GULL. l)ianc d'une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des veines d'azur. On aime à clore sous un Ijaiser les paupières ro- ses, les longs cils d'un œil bleu, doux et riant comme le ciel de jnai. On aime autant, je le sais, la pourpre et les per- les incrustées dans l'ivoire que dans l'ébène. On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement tressaillir une robe de vierge... On aime encore à voir un petit pied au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadre dans le salin. Mais pourquoi dire anathème , cordieu , sur ces beautés noires et fougueuses comme une cavale afri- caine, farouches et emportées comme une jeune tigresse... Oh! si vous les aviez vues parées pour le liarem d'Ibrahim, avec leurs voiles rouges tressés d'argeyt, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de pierreries qui étincelaieut sur le sombre émail de leur peau comme un éclair au milieu d'une obscure nuée d'orage!... Oh ! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines sifflantes , le sein dressé , ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des yeux nageants, qui re- gardent sans voir, et dardent au hasard un long jet de flamme... Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, en- tendu leurs cris de rage convulsifs... Si... Ah! mon Dieu! j'oubliais mon grand -onde le LE FAI \ l'OXT. 117 chanoine, un bion saint linmmo, et \c rapKainp lînilart... Kn somme, il s'était sans doulc fait ù lui-mr-mc cette comparaison (que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie) , des beautés noires et beautés blan- ches ; car il dit à CartalnU : « ^lène là-haut ces deux cocottes ; » et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna à chacune un coup (h' son bâton... L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré, (]((r~ tnintt ouvrit le cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, et toutes honteuses et à moitié nues; les pauvres filles !... Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle . le regard vitreux du capitaine lîrularl s'éclaira sourdement, et brilla comme une chandelle au travers de la corne transparente d'une lanterne. Il- remonta aussi ; mais, en arrivant près du pan- neau de l'arrière, il s'arrèla tout à coup, à la vue {\\\\\ spectacle étrange et hideux... 118 AT A R- G IL L. CHAPITRE II. ATAR-CULL. Eli aucune clioso l'honiine no sait s'arrt'Ior aii point de son besoin de volupto , de richesse , de puissance ; il embrasse plus qu'il ne peut estveindie : son avidité est incapable de luoiic- rnlion. M(i\TAif.\E. — Liv. n, cb. \M. Il y a des héros en mal comme en bien. LAïuicHKKoicAn.n. On se souvient , je crois , du beau grand nfïgre que feu AI. Benoît avait acheté du courtier, d'Atar- Ciull enfin, réveillé si In-usquement tout à l'heure par lîrulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au nez. — C'était lui qui excitait encore l'attention du capitaine. Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l'avait étendu en travers de la porte d'une petite cabine, située à l'arrière du brick. En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit par tomber en jurant comme un païen. En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et Atni-(tii// \)vom[uo sans haleine. ATAU-Cill.L. Iiy II s'approcha, c\ après un inùr oxamon, il s'aper- ciil que le malheureux s'était ouvert les veines du hras... avec ses dents! ! ! lies morsures encore saignantes le prouvaient assez. (i Ali! chien! — s'écria le négrier, — tu t'amuses à me faire perdre deux cents gourdes, une fois ren- graissé ton compte sera hon.D Puis, passant la tète hors du panneau. (> Holà ! (Idrtdliut, — s'écria-t-il, et le mousse descendit. a Tu vas aller dans le coffre là-haut, tu prendras les deux mouchoirs à tahac de cette vieille héte que l'on est pro]>ablement en train de mastiquer sur les bords du fleuve Rouge ; il doit être coriace en diable le chien , mais ces petits Xamaquois ont de bonnes dents,... enfin grand bien lui fasse, ça le regarde; — lu vas toujours m'apporter ses mouchoirs, et en outre , une chique que tu trouveras dans un vieux sonMer, accroché à bord , près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le médecin ici! « — Hélas ! le capitaine Brulart n'avait point de chirurgien, par une raison bien simple : un hommt; était-il blessé à son bord, dans un combat, par exem- ple... il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce temps, s'il ne l'était pas, — à la mer. — Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de nos jolies femmes, toutes en- veloppées de caclicinii'es et de dentelles, de soie et de fouriHii'cs ; (piant à ces petites toux gracieuses et liO AT.AU-GULL. coquotfos, et qiip l'on calnio à granfVpfinr on pui- sant une guimauve blanche et parfumée dans un drageoir d'or... Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie qui voilent l'éclat de deux beaux yeux et les cernent d'une auréole azurée,.., on ne les connaissait pas à bord de la Hyène. C'était quelquefois , souvent même un homme couvert de guenilles et de fange , ivre-mort , gorgé de lard et de morue , que Brulart faisait pendre la tète en bas pendant qu'on lui administrait, comme digestif, une vigoureuse bastonnade. Ou bien un autre qui recevait d'un ami intime, d'un frère, au milieu d'une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d'un goéland, sur l'avan- tage du poignard droit ou du poignard recourbé ; qui recevait, dis-je, un coup de barre de fer sur la tête... lequel coup Brulart guérissait encore au moyen d'une forte application de sa bastonnade di- gestive à la plante des pieds , parce qu'une douleur chasse l'autre, disait-il... Et puis, pour rétablir l'équilibre, on finissait la cure en réitérant l'application sur les reins , parce qu'alors la douleur, quittant la tète pour les pieds et les pieds pour les reins , devait avoir perdu toute son intensité dans ces voyages successifs.. — Sinon, comme il paraissait patent qu'on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n'avait pas besoin de bouches inutiles à son bord, — à /a mer. On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer ATAR-GLLL 1-21 (If chinirfifipns, puisqu'il rounissail dos connaissancps (l'un effet aussi sur et aussi prompt; pourtant lors- que CaitaJiut descendit, lîrularl enveloppa avec une merveilleuse adresse les deux bras d'Atar-(iii//, après avoir appliqué sur l'ouverture des veines ou- vertes deux chiques , préalablement mâchées par Ca)fa/n(t, qui reçut cinq coups de pieds à irriter un éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le to- pique. IL ^laintenant, — dit Brulart à deux des siens, — attachez-moi les mains de ce moricaud-là et montez- le en haut, sur le pont, il a besoin d'air... i> On emporta .^tai-Gull presque inanimé : alors le vent, qui circulait plus vif, lui fit ouvrir les yeux. C'était, on le sait, un homme d'une haute et puis- sante stature, en un mot, aussi colossal dans son espèce que Brularl l'était dans la sienne... A un geste du capilaine, tout l'équipage reflua sur l'avant , et il resta seul à contempler son prisonnier. Atar-Gull, de son côté, ne le quittait pas du re- gard , et tenait arrêté sur lui un coup d'œil fixe et intuitif. Entre ces deux hommes , il existait je ne sais quelle affinité cachée, quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie , naissant de leur conformation physique ; involontairement ils s'admiraient tous deux , car tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette appai-ence de vigueur, de force et de caractère indomptable , qui est l'idéal de beautf' chez les sauvages. h^2 ATAR-GULL. Ces deux hommes devaient s'aimer ou se haïr, s'aimer , non de cette amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants hôtels , que l'on éprouve par un peu d'or, qui s'effraie d'un mot, d'un adultère ou d'un soufflel , mais de celte amitié large et puissante qui donne coup pour coup , du sang pour du sang , qui se montre au milieu du meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit , et qui veut qu'on s'embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis... et puis... si Pylade est blessé à mort , — un énergique adieu , un bon coup de poignard pour terminer une lente agonie , un serment d'atroce vengeance que l'on tient, peut- être une larme , — et Oreste est en paix avec lui- même. \'oilà comme Brulart et Atar-Gull devaient s'ai- mer, s'aimer ainsi ou se haïr à la mort, car tout de- vait être extrême chez ces deux hommes. Ils se haïrent... — Cette impression fut électrique et simultanée... mais elle se traduisit bien différem- ment chez chacun d'eux ; les yeux de Brulart étin- cclèrent et ses lèvres pâlirent. — Ata/'-Gu/l, au contraire, resta calme , froid, et un sourire d'une inimitable douceur vint errer sur sa bouche ; — son regard , tout à l'heure fixe et arrêté , devint sup- pliant et craintif, et c'est avec une expression de sou- mission profonde que le nègre tendit ses bras à Bru- lart. . . — Et pourtant la haine iXAtm-Gull était impla- cable , mais la subtile intelligence du sauvage lui AT.\R-<11 LL. 123 apprenait que , pour arriver à satisfaire cette haine , il fallait se traîner par de lonj^s et obscurs détours, l'it la dissimulation qui se trouvp aussi savante, aussi instructive dans l'état de nature que dans l'état de civilisation la plus avancée , vint merveilleuse- ment le servir. « C'est un lâche... il me craint , et il me demande f^râce , — avait dit Brulart, — je croyais qu'il valait mieux que cà ; au fait , c'est trop brute pour avoir de la colère et de la haine. » Cette conviction perdait Brulart ; de ce jour Afar- (hill avait sur lui un avantage immense. Le capitaine , ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna le dos. Et ses pensées prirent une autre direction ; il vint à se souvenir que ses noirs n'avaient rien pris depuis la veille, et appelant le Mn/d/s , qui parlait caffre et avait servi d'interprète dans l'échange du malheu- reux Benoît, il lui donna ses ordres. l ne heure après, les grands Namarjuois reçurent une portion d'eau, de morue et de biscuits, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer un peu d'air sur l'avant du brick. Ils s'épanouissaient aux bienfaisants rayons du so- leil , ces pauvres nègces ; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la calle , et riaient de leur rire stupide en voyant ce ciel bleu... qu'ils se montraient les uns aux autres. Le Malais remonta comme la troisième fraction de femmes descendait... car les femmes que nons 124 ATAR-GULL. avons viips flans \c faux pont participaient aussi à crîte bienfaisante promenade, a Capitaine...» — dit le Malais à Brulart ( et il lui parla bas à l'oreille). « Tout à l'heure, dans ce moment je suis en af- faire , répondit le capitaine qui paraissait courroucé. — u Viens ici , toi , le (irand-Sec , — il s'adressait à un matelot qu'on avait, je ne sais pourquoi , sur- nommé le Grand-Sec , car il était gros et petit. — a Viens ici, » reprit-il, u et pourquoi, carogne , as-tu osé tovc/iei' à une de ces dames qui viennent de descendre; ne sais-tu pas mon ordre... et que c'est sacré?... — <<• Oh! sacré... sacré... s Va il allait ajouter je ne sais quel horrible blas- phème , que la large main de Brulart fit brusque- ment rentrer dans sa vilaine bouclic. — Et vous croyez que l'on a une cargaison pour votre plaisir ! et que vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la vie? — Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez... alors c'est différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne nous va pas! dit l'incorri^'^ible Grand-Sec , après avoir ramassé deux de ses dents et étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche... — Ah ! tu raisonnes, mignon?. .. tu la veux... et bien tu l'auras... — La négresse... — fit le Grand-Sec... — Oui ! ! ! . Va dans ce oui il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui, tressaillir le matelot. u ^ïais d'abord... il faut faire une petite prome- ATAU-GLLL. 125 nade; mon gairon... ça t'ouvrira l'appétit pour sou- per... i\Icf(cz-le à cheval, -i dit Brulard en niontraul le malheureux Grand-Sec. — Kt ce lut une grande joie à bord du brick. Car si l'on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération, c'était faute. Une punition ça aidait à passer le temps , car les cris du condamné égayaient un peu... mais tout cela ne valait pas une mort... Oh! une mort!,., parce que, voyez-vous, à une mort on héritait... ce n'était pas tous les jours fête ! Enfin, dix minutes après, le Grand-Sec faisait .m jnonienadc à citerai. C'est-à-dire qu'on lui avait mis une barre de ca- bestan entre les jambes, après l'avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas à terre ; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des lourds pierriers de feu M. Be- noît, et enfin, selon l'ordre du capitaine, on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme celui d'un jeu de bague; la seule diffé- rence consistait en ceci, qu'au lieu d'avoir les pieds appuyés sur des éti'iers, le Grand-Sec les avait ti- raillés par deux poids de cent livres chaque. Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme s'il eût été écartelé... Il criait... il criait, et ses plaintes étaient aiguës , convulsivcs et saccadées, u V'ois-tu, Grand-Sec , — dit l'un en riant aux larmes, — lu es dans la croissance... là(i ATAR-GLLL. — Hue... hue doiic , pique donc ton cheval, Grand-Sec,... tu as pourtant de fameux éperons,... — disait un autre, en montrant les deux masses de bronze qui allaient arracher et séparer la jartibc de la cuisse... — Tu t'engageras comme tambour-major de ca- valerie, car, vrai , tu as grandi de deux pouces , i^ criait un troisième... Enfm c'était un l'eu croisé de quolibets et de hurlements de douleur atroce... Brulart reprit sa conversation avec le Malais. ^- Tu dis donc qu'il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter? — Je ne dis pas vculcni , capitaine, je dis peu- vent,... vu qu'elles sont mortes... — Diable... et est-ce des bonnes? — Il y en a une qui n'était pas mauvaise... l'autre comme ça... un peu maigrotte. .. — Et le troisième jour déjà... tonnerre du diable \ qu'elles n'aillent pas se mettre à jouer ce jeu-là... est-ce de chaleur ou de faim ? — Je crois que c'est de chaleur et de faim. — Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres. — Et c'est bien vu, capitaine, car elles commen- cent déjà à s'avarier, d Dix minutes api-ès, deux matelots parurent sur le pont, portant les cadavres des négresses.*, envelop- pés, ou à peu près, dans une pagne. . . AT.\U-GLLI,. 127 On allait les jclcr par-dessus le bord... .. In in- stant, -D dit Brulart... Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement. Un cri plaintif et faible sembla sortir d'un des linceuls... Les matelots se regardèrent. tt Ce I). .. de Mdldis , s'est sans doute (rompe, — dit Brulart, — il l'aura crue Ji nie, et elle n'est peut- être (/u'en tifùii... voyons... » Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux négresses... Ln tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attache... (C'était une des deuv négresses ayant un jx'lit porté sur la facture l'an-Hop, vous savez...) Cette frcle et cbétive créature redoublait ses fai- bles cris et s'accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus l'entendre ! Brulart eut l'air presque attendri... a Toi, le Malais , — dit-il, — va chercher en bas l'autre négresse qui a un enfant, et monte-les ici... j) Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains... La négresse monta toute tremblante, croyant qu'on allait la battre, et serrant son fds entre ses bras... (jiiand elle vit les deux cadavres , elle poussa un cri triste et doux , s'agenouilla et se prit à chuntei' (juclqucs paroles d'une mélodie singulière.., 1^8 AlAK-GULL tt Toi, le Malais, — dit Brulart, — • apprends-lui qu'elle n'est pas là pour seriner des antiennes , mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec le sien... ^ Le Malais lui présentant l'enfant , a Tiens, — lui dit-il en cal'fre... — le chef pâle t'ordonne de parta- ger ton lait entre ton fils et celui-ci. s La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la tète : — Oh ! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d'une vierge... — Q)u'est-ce que cela fait?... — Oh! non, je ne puis sa mère est morte elle est allée au grand Kraal de là-haut ! il faut que son enfant meure avec elle... sans cela... qui la ser- virait au grand Kraal... la pauvre mère... si ce n'est son enfant? Il faut qu'il meure! le premier lils d'une vierge jamais ne doit quitter sa mère... '■ Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis haisa le petit enfant qui lui souriait en lui ten- dant ses hras. Le Malais traduisit cette conversation à Brulart... u Ah! hall tout ça m'erahète va au graud Kraal... alors ca vaut mieux pour toi... -n Et le négrillon voltigea au-dessus du hord et dis- parut'... li Quant à elle, pour m'avoir rç'sisté , fais-lui un peu tamhourincr les reins, j On se mit à battre la pauvre négresse, et, quoi- qu'elle aiautàl les brus en avant pour garantir son AT.AIÎ lillJ. liî, iif'jaillûn des atteintes du fouet , il i*ji reçut quelques coups , et la mère , je vous jure , criait plus pour lui que pour elle... Ses cris se mêlèi-ent à ceux du (lidnd-Src ^ à la grande joie de l'équipafje , qui trouvait le concert complet. Enfin , comme l'homme à cheval perdait connais- sance , on arrêta. On le descendit. Mais on le coucha sur le pool , car il ne pouvait se tenir debout. — Il est plus Ailigué que s'il avait fait dix lieues... le bon cavalier, — dit un plaisant, — il n'a pourtant j)as été secoué. — Silence, canaille, -^ dit lîrulart... On lit silence... Le brick et la goélette marchaient toujours de conserve, la brise était fraîche et le soleil se couchait étincelant , pas un nuage, un ciel pur et chaud , une mer douce et calme... IL Vous avez tous vu , — continua le capitaine, — ce monsieur qui vient de descendre de cheval ; il avait manqué à mon ordre , et vous savez de quel bois je paye ordinairement ces {;uites-là... aujour- d'hui je veux être bon enfant, t 1/équipage frémit... — Je veux, au lieu de le punir, le ri'com|(i'u- sei*. . . Les malclots se regardèrent, et trois des |)lus in- Iri'pidrs pàiirr'ul. .. 130 ATAR-(;iI,I,. tt FCt que ça vous serve d'cvcmple : écoufe, loi , Grand-Sec... r Le Grand-Sec leva pcniblemeut la tète et souleva des yeux éteints. a Tu as voulu tâter des négresses... u Le malheureux poussa un long soupir... il n'y pensait plus, je vous jure... — C'est une idée comme une autre , d'ailleurs tu es dans l'âge des amours, aussi je ne t'en veux pas pour cela ; pour te le prouver, au lieu d'une... je t'en donne deux... mon bon homme ! d L'infortuné ne comprit pas... mais l'équipage sai- sit parfaitement l'intention , et fut d'abord comme atterré d'une atrocité si calme... mais après voyant le côté plaisant de l'aventure , il se dérida , et un sourire, qui gagna de proche en proche, vint écJair- cir ces figures un instant assombries. . . tt Qu'on l'amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes... et — à la mer. — Vivant? — demanda avec anxiété le Valais, qui était intime du Grand-Sec et l'aimait de tout son cœur — Ça va sans dire , -n — reprit Brulart en rega- gnant sa dunette... On entendit quelques mots entrecoupés , des im- précations , des blasphèmes , des prières à attendrir un inquisiteur , des rires , des sanglots , d'affreuses plaisanteries, des cris perçants... puis enfin un bruit sourd qui fit rejaillir l'eau sur le pont. ATAU-Cn,!,. 131 Alors Brulart se ponclia sur le piaf-bord, r(, mon- h'anf à son équipage la cage à poules qu'ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable Grand -Sec... dont les yeux flamboyaient... et qui , se tordant sur les cadavres malgré les cordes qui l'étrei- gnaient. .. poussait des hurlements de rage qui n'a- vaient rien d'humain. a Que ça vous serve d'exemple, mes agneaux... el encore, — ajouta- 1- il en souriant. .. — il ne mourra pas de faim!... s Dix minutes après , la cage à poules ne paraissait plus qu'un point lumineux au milieu de l'Océan, car le soleil couchant la colorait fortement de ses layons... puis elle s'effaça tout à fait quand le soleil disparut dans la brume... et que la nuit fut venue. Alors , on vit poindre une lumière dans la du- nette de Brulart : c'est cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement l'équipage, que faisait-il ainsi toutes les nuits? et pourquoi s'enfermer aussi soigneusement? car à bord du brick comme à ])ord de sa goélette , il avait défendu , sous peine de mort (et il tenait sa promesse) , il avait défendu d'appro- cher de sa cabine, à moins d'un cas imprévu et im- minent, et encore s'était-il réservé le droit déjuger après , si le cas était réellement imminent ; or , si malheureusement il ne le croyait pas tel, — à la mer, — celui qui , oubliant ses ordres, se fut a|)- proclié de sa ciibiiie avant litiil heures. î:V> A T A R - (î l L L. CHAPITRE III. MYSTERE. — Je n'y pais rien compient{c ivresse? Quehpic J38 ATAU-GLLL. lourde vt grossière orgie , des idées sans suite , une tète pesante, une raison éteinte ou hébétée. Au lieu que l'opium ! tenez... voyez ce Brulart ! si vous saviez ce qu'il rêve ! C'est un homme étrange que cet homme ! Féroce et crapuleux , c'est à force de vices et de crimes qu'il a pris un impérieux et irrésistible ascendant sur une tourl)e d'êtres dégradés et infiuiies ; jamais une pensée noble ou consolante ; on dirait que c'est en riant, d'un rire satanique , qu'il creuse dans la iangc pour voir jusqu'à quel point d'ignominie peut aller la dégradation humaine. Cette vie , c'est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa vie de brigand , de négrier, do pirate, d'assassin... sa vie qui le fera pendre. ^laintenant il rêve : l'esprit, l'àme a quitte son ignoble enveloppe... c'est sou autre existence qui commence... son existence aussi à lui , belle, riante, parée , avec des fleurs et des femmes , des palais somptueux, des chants de gloire et d'amour, son existence à vous désespérer tous , oui , cent fois oui, car l'ivresse de l'opium l'élève à un degré de puis- sance inouïe. Les trésors du monde , le pouvoir des rois ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles. — Et ce n'est pas une heure , un jour , une an- née... mais la moitié de sa vie qu'il passe dans cette sphère divine , où il est presque dieu ; quant à sa vie réelle, ce n'est pour lui, je l'ai dit, qu'un cauche- SO.\ murmura- 1-elle en tombant dans ses bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact élec- trique de ce corps, d'admirables proportions. a Tiens, — disait-elle tout bas,... — aujourd'hui... partout tes louanges, partout on disait ton nom , mon adoré ; partout on disait ton courage , ton noble ca- ractère, ta beauté... et hem-euse, fière je me disais : décourage, ce noble cœur, cette beauté, tout est à moi... mon Arthur î — Oh! Marie... quel doux i-i'veil !... n'ai-je pas RKUEIL. 145 rrv('', mon anf|e... (jiio tu m'avais trahi... fur... qiio sais-jo, moi ! me pardoniics-tii, dis? — Xoii, non.... tu mourras palpitant sons mes baisers, » dit-elle en bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une amou- reuse frénésie... tt Oh ! viens, viens, -d dit-il, et l'on entendit crier les anneaux d'or des rideaux soyeux de l'alcôve... » tt Mais, mille millions de tonnerres de diable, — luu-lait /e Malais à la porte de la dunette, qu'il ébranlait de toutes ses forces, — il est donc mort... capitaine... c'est la goélette qui est à poupe, et maître le Borgne qui dit que nous sommes chassés... capitaine... capitaine! w Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil fan- tastique, a Déjà... D s'écria-t-il douloureusement (je le crois) en regardant à travers les joints de ses per- siennes. Kt tout avait fui avec le réveil ; il ne restait qu'un vajjue et confus souvenir (pii ne faisait que l'accabler davantage. Le dieu retombait brifj;and. Kt, sans se donner la peine d'ouvrir sa porte ver- rouillée et fermée, d'un effroyable coup de tête il la de fonça au moment où le Malais frappait encore ; celui-ci lut rouler à v ingt pieds... 10 r4(i .\TAu-t;iLi. Fort heureusement , car Brulart l'ent tué. Mais que devint le capitaine, lorsqu'il vit la tçoè- lette en panne, et qu'il entendit le Borgne lui crier : «. Ahçà, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je m'égosille à vous héler ; nous som- mes chassés, et par une frégate , je crois ; il n'y a pas à lanterner... je vais aller vous trouver, et nous causerons... vite... car elle a honne hrise, et c'est un vilain jeu à jouer... Tenez... voyez-vous ce signal qu'elle vient de faire encore ! — F..., ;) dit Brulart. ri\ m MVRK TROISIbniK. LIVRE QUATRIÈME. CHAPITRE I-. LA FRKGATE. l'ieiijjf p.ir mer al duc don k'il aia booii vpiil : Toi >a iia\ie aniaiut, si n"i dcmorl noient. Robert Wace. — noman du lion et (Ips ducs de \ormnnUe. it Mais, sacrodiru ! t'osl une hormur,.., » cria lo premier lieutenant de la liégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart. tt Le cœur me manque, et ma tante qui m'a dv- fendu les émotions fortes, •' dit d'une voi\ flùlée le commissaire du bord , petit jeune homme frisé , musqué, cambré, qui portait des gants, même à table... a C'est à interrompre la digestion la mieux com- mencée , n soupira le docteur, frais , vermeil , fort obèse, et gourmand comme une femme de quarante ans qui a deux amants ou plus... a C'est à écarteler un brigand de cette espèce ! si (m le rencontre... — repi-il le lieutenant; — mais voyons, ne crains rien... raconte-nous ca en détail... veux-tu rclxiirr, mon gaivon ?. .. — Je n'\ (iendi-ais pas... ce serait à m'évanouir. . . I4S ATAR-G^ULI,. Ips jambos me flagcolont déjà... lieureiisonionl j'ai mon vinaigre et mon ('tlipr. .. — s'écria le commis- saire en se sauvant du carré de la frégate. — ]\Ioi , je reste , — di( le docteur, — maintenant que le coup est porté... je n'en digérerai ni plus ni moins... je ne vous quitte pas, mon cher Pleyston... — ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec cordialité... — Voyons maintenant... parle, » reprit celui-ci ; il s'adressait en français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et de froid. C'était le (ivdnd-Sec , que le Camhrian , frégate anglaise de quarante-quatre , avait rencontré sur la cage à poules , avec les deux négresses mortes , et que l'on avait humainement recueilli à bord le len- demain de son accident. Il était temps, je vous assure. La scène se passait dans le carre ou grande cJiamhre du bâtiment , et les interlocuteurs étaient comme nous l'avons dit , le docteur et le lieutenant en pied de la frégate. Le Grand-Sec reprit la parole en regardant tou- jours autour de lui d'un air effaré... « Oui, mon lieutenant, voici la chose... pour lors, il a volé le négrier, pris les nègres, le navire, a tro- qué le capitaine et l'équipage pour des noirs, et pour lors, finalement, l'a laissé dans une patrie ousqu'on l'a dévoré lui et ses matelots... avec leurs pantalons, leurs souliers, leurs vestes, et tout ; car ces gens-li\ est trop sauvage pour les avoir épluchés... l LA F U Eli A TE. 1 iy — Et ça (levait être d'un dur... — lit le médecin... — Taisez-vous doue, docteur... — reprit le lieu- tenant; — continue, mon garçon... — Pour lors , mou lieutenant , voilà que quand nous avons fait la chose de prendre le brick, notre; capitaine à nous, y porte .son bazar et s'y installe... bon... pour lors, voilà (|u'un jour, on fait monter les noirauds pour chiquer leur ration d'air et de so- leil... bon... pour lors voilà que lorsque IcsicmcUcs s'aflàlent en bas pour rallier leur coucher. .. c'étail, mon lieutenant, l'histoire de rire... pour lors j'en arrête une parles cheveux et je l'embrasse... bon... je la réembrassc... bon... mais pour lors, voilà le... capil... aine — (trand-Sec tremblait encore à ce souvenir, et ses dents s'entre-choquaient, — voilà. . . le capit. .. aine... qui... me... voit... et comme... il... l'avait... dé... fendu, il me fait mettre achevai sur une barre de cabestan avec des pierriers à cha- que jambe... et puis après... amarrer sur une cage à poules avec les... deux... i> Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance. K Allons , allons, docteur,... à votre pharmacie. — Faites-le coucher, c'est moj-al , purcnicnt mo- ral, de l'eau de Heur d'orange, des calmants... — .le vous le laisse, mon ami, — dit le lieute- nant, — je monte chez le Pacha ' pour causer de tout cela avec lui... d I Un iipiK'lii' ainsi le i'uiiiiiiaii(l(iii( eu sljlc luiiiilii'i. IGO ATAU-GLLL. AiTilé dans la batterie , le lieutenant Pleyston se dirigea vers l'arrière, dit deux mots à un faction- naire qui montait la garde près la porte de l'appai- tement du commandant, et entra. Gomme à bord de toutes le frégates, il traversa la salle du conseil , laissa la chambre à coucher à droite, l'office à gauche , et arriva dans la galerie ou salon situé sous le couronnement. Là, se trouvait le commandant, sir Edward Burnett. Cette galerie avait tout à la fois l'air d'une biblio- thèque et d'un musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de savant et d'artiste. Couché sur un moelleux sopha , un jeune homme de trente ans, vêtu d'un élégant uniforme brodé... feuil- letait un volume de Shakspeare. . . autour de lui, sur son tapis de Perse , étaient ouverts çà et là d'autres livres, Volney, Sterne, Swift, i\Iontesquieu , Cor- neille, Moore, Byron , etc. . . et on voyait que le lec- teur avait butiné çà ejt là une pensée, une idée, une anecdote... agissant en véritable épicurien qui goûte de tout avec choix et friandise. Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tôle, et l'on vit une charmante figure de brillant et fashio- nable officier... ^ Ah!... bonjour, mon cher Pleyston, — dit-il en se levant et tendant la main à son second avec la plus exquise politesse; — eh bien... quelles nou- velles... asseyez-vous là... prenez donc un verre de madère avec moi. .. LA FREKATK. loi 11 sonna, son valet de chambre servit et se retira. <; Toujours du madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez que de l'eau... jamais de pipe. . . jamais une pauvre chique. . . — ajouta Pleyston en dissimulant la sienne. — Mais vous voyez que j'ai du vin, mon bon lieutenant; et (juant au labac... j'en possède aussi de parfait... — Pour nous autres... comme le madère... — \e parlons plus de ca , «pi'avoiis-nous de Jiou- veau ?. . . • — Gommujidant , il y a de nouveau que ce mal- heureux que l'on a repêché , confirme tout ce qu'il nous avait d'abord dit... — C'est inconcevable. . . c'est d'une cruauté inouïe. . . mais quelle route suit ce forban?... — Il fait voile pour la Jamaïque, commandant... — Xous devons le rencontrer en courant la mémo bordée ; faite, je vous prie, gréer les bonnettes, cou- vrez la frégate de toile... il est possible que nous l'atteignions avant la nuit... nous ferons alors une bonne et pronqjte justice de ce misérable... Rien de plus... Pleyston ? — \on, commandant... — Oh ! quel ennuyeux métier, chasser des né- griers, c'est à périr de monotonie. .. — Ah! commandant, pardieu , vous aimeriez mieux retournei' dans votre Londres... aux courses de -Vew-Alarketl... dame... riche et jeune... jnli garçon... le câble tile sans qu'on y regarde... IÔ-2 ATAR-GLLL. - — Xon, 11011, mon cher lieutenant, j'aimerais mieux une bonne campagne de guerre... ^ \ ous êtes paye pour cela... à trente ans deux combats, cinq blessures, et capitaine de frégate... ça donne envie... — Xon , mon ami , cela donne des regrets , sur- tout quand on voit des vétérans comme vous rester aussi longtemps dans les bas grades... mais vous savez que je me suis charge de vous faire rendre justice, et... » Un nouveau personnage entra bruyammenl... li- gure commune, quarante ans, grand, gros, lourd, l'air mais et brutal. C'était un de ces officiers sans mérite qui , ayant langui dans les emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une haine d'instinct et d'envie contre tout ce qui est jeune et d'une por- tée supérieure , le grand refrain de cette espèce est celui-ci : « Je suis vieux, donc j'ai des droits. i> Quant au mérite, à la capacité, aux services rendus , on n'en parle pas. tt Je crois, — dit le nouveau venu , presque sans saluer son supérieur, — je crois qu'on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce matin , mais la nuit viendra avant qu'on ait pu les rallier... aussi, cordieu, c'est votre faute, commandant. — Vous oubliez , monsieur, que le temps était trop forcé jiour nous permettre de faire plus de voile... — Xon... on pouvait faire plus de voile; d'aiilcius LA FllKGATt;. 153 c'est iiioii Opinion , et les opinions sont libres... nous ne sommes pas des esclaves ; des anciens comme nous peuvent dire ce qu'ils pensent... et leur opi- nion... — (j'est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur , je reçois avec reconnaissance les conseils de gens expérimentés , mais j'ai agi comme je croyais devoir agir, et je viens de donner l'ordre au lieutenant en pied de gréer les bonnettes. — C'est trop tard , je puis bien trouver que c'est trop tard, c'est mon opinion. — ^Monsieur Jacquey , — reprit le commandant avec un mouvement d'impatience, — depuis quelque temps \ ous prenez avec moi de singulières licences, je suis seul chef ici , j agis comme bon me send)lc , monsieur, et je vous engage à y songer. — Commandant, — dit Pleyston tout bas, — vous savez qu'd est bourru et bète comme un àne. — ^lon cher lieutenant , veuillez , je vous prie , faire exécuter mes ordres, » — dit le commandant. Pleyston sortit. tt Monsieur Jacquey , vous avez de l'humeur; il est pénible, je le conçois, à votre âge, de n'occuper qu'un grade inférieur mais vos camarades Pleyston lui-même... un officier rempli de mérite. — C'est un brosseur , vous dites cela parce qu'il vous flatte... — Vous me man(|uez en parlant ainsi d'un ofli- cicr (pii iti'aj)|)rr)(lic , jiioiisieur. — Je suis lâché, c'est mon opinion... je suis un Ii4 AIAR-GLLL. ancien... un franc marin... et je dis ce que je pense. — On peut , monsieur , être à la fois ancien ma- rin , et calomniateur en accusant à faux un brave et loyal camarade... j'en suis fàclié , mais vous m'obli- <]ez à vous infliger une punition , vous garderez les arrêts huit jours, monsieur. — Mille tempête,*^, être puni par un enfani,.., par un mousse... i> Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec le plus grand calme : « Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez q\w chacun de mes grades a été acheté par une blessure ou une action qu'on a bien voulu remarquer... ne me faites donc pas rougir , en m'obligeant à parler ainsi de moi... vous n'êtes pas généreux, monsieur, vous savez que le temps , le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure, mais coijime avant tout je suis commandant de cette fré- gate, vous garderez les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent ; car vous m"a- vez mjurié chez moi , et je pouvais vous faire passer à un conseil. Je désire être seul, monsieur. t> Et le commandant se remit froidement à lire. a Mais tonnerre de... — Monsieur, — dit le jeune officier en se levant, — je serais désolé de finir par appeler le capitaine d'armes... n Va le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant. .. .le suis fiiché ch' (oui ça , — dit su- Kdv\ aril , — I LA FREiJAlE. tôô mais parce qu'ils sont vieux et ignorants... il faudrait tout leur passer, c'est impossible... -d Les ordres furent exécutes ; et , les bonnettes donnant une nouvelle vitesse au Cambrkui . cette belle frégate ne se trouvait guère qu'à douze milles du brick et de la goélette de Brulart, au concber dn soleil. Tout l'état-major était monté sur le pont , attiré |)ar la curiosité ; car l'bistoire du (iirn/d-Sfr s'était répandue, et l'on attendait avec une incroyable im- patience le moment où l'on s'emparerait de ces deux navires, et de l'infâme Krulart surtout. Pourtant l'équipage ne montrait pas la nuMue borreur que les officiers pour ces méfaits , et les marins du Cainhrian parlai«^nt de Brulart comme les lemmes parlent de ce (]u'on appelle vulgairement : les mauvais sujcis. tt C'est ca un crâne négociant , — disait 1 un , — quel toupet!... — C'est égal , — reprenait un autre , — il doit être chenu, c'est pas un comi)at ou une tempête qui lui ferait cligner l'œil à celui-là... — Enfin, on le pendrait (pie ca serait bien juste... mais tout de même ca me pincerait le ventre... parce qu'après tout on regrette toujours un bra\e... " disait un troisième. Quand le soleil fut coucbé, on continua d'observer la Catlienne et la Hi/nie au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs maiia'u- vres.. . 156 ATAil-(iLLL. « Allons-nous souper, Pleyston? — disait le doc- teur, — j'ai un appétit de vautour... nous avons, entre autres choses , un endau])age d' Appert, des perdreaux farcis... qui ont une mine... une mine... à en devenir amoureux... à se mettre à genoux de- vant, à ne les manger que respectueusement décou- vert... tète nue... — Ah... vieux. .. vieux docteur, va... tu prends pour toi tous les appétits que tu défends à tes ma- lades! quel coffre! c'est une vraie cale aux vivres! Allons, commissaire, allons , donc que faites- vous là? — Ce (|ue je fais?... mon Dieu , je tâche de voir ces deux infâmes hàtiments ; il n'y a aucun danger , n'est-ce pas, lieutenant? quelle figure ils doivent avoir... Dieu! si ma laute savait à quoi l'on m'ex- pose — Ah! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante! Tenez... vous devriez mettre une cornette et du rouge... et vous lui resscriihleriez à votre tante; soyez donc homme, cordieu ! mais vous ne savez donc pas qu'une fois les navires amarinés, c'est vous qui serez chargé d'aller à bord faire l'inventaire des nègres et des pirates ? — Dieu du ciel... à bord... mais ce doit être in- fect... Xon... non, je n'irai pas... pour attraper une bonne maladie... ma tante m'a bien dit d'être pru- dent ! — Pleyston... tu te feras tuer, — disait le doc- teur à moitié descendu , et dont on ne voyait plus UXE RISE. |:,7 qiio la joypiiso ri(i|iiro qui rayouuail an-dessiis du jjrand panneau... — à ton pi-cmi(M' coup (\o «{rnjç. .. jp le soignerai... — ■ Je to suis, vieux... Allons, madame, voulez- vous ma main? — dit le lieutenant d'un air gogue- nard au commissaire. — Alonsicur, toujours route à l'ouest-nord-ouest, et avertissez-moi dès que nous serons à portée de canon de ces pirates , -n dit le commandant à l'offi- cier de quart en rentrant chez lui. CHAPITRE II. UXE RUSE. Giiciilc Dieu ! c't'sl lui qui nous pousse céans, pl il nous plante lu au milieu de la hesogne ! • Victor Higo. — Xolie-Diime de Poris. Oh! oh! le lusé compèie voilà dp quoi nous faire riie le soii- à la veillée. hiKi.K. — 1.11 j'cunni- ftilli'. Le matin, sur les (piatre heures, la frégate «'"lait au plus à un mille de la Catlienue et de la Hi/n/r ; mais ses grandes voiles hianches et ses feux qui étincelaient au milieu d une de ces nuits des tro|)i- (pies si claires et si transparentes, avaient merveil- IIS ATAH-GILI.. leiisement aidé le Borgne à découvrir reiinemi qui le poursuivait. liPS deux navires de Brulart venaient de mettre en panne , et le Borc/ne s'était rendu à bord du brick. Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l'ar- rière de la dunette. i. II n'y a qu'une chose à faire, — disait le Bor- ffnc,... — c'est de filer... — Filons,... — répéta le Malais. — Anes , chiens , que vous êtes , — cria Brulart , — la frégate vous laissera faire, n'est-ce, pas? car elle m'a l'air de marcher comme une autruche. Ce n'est pas ça... réponds, le Borgne , combien peut-il lenir de noirs... en plus dans la goélette? — Mais, en les serrant un peu... trente... — Pas plus ?. . . — \on , car ils n'auraient pas même leurs cou- dées franches. Il faudra les arrimer de coté... — Mettons quarante ; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras et les jolis cœurs. — Alors mettons cinquante, — dit le Borgne. — Bon... cinquante... que tu vas choisir ici, parmi les grands Xamaquois ; tu les amarreras d'un côté et les petits Xamaquois de l'autre , pour qu'ils ne se dévorent pas... tu m'entends? — Oui, capitaine. — Pendant ce temps-là, toi, le ]\Ialais, tu pren- dras tout ce qui nous reste de poudre à bord de la goélette, moins un baril, et lu l'apporteras ici... lu m'entends?... 1 r\E uisi;. i5«» — Oui, capitaine. — Et dcpc'chons, car je vous cognerai si dans une (lomi-heure tout n'est pas paré... > Le Borgne descendit dans le faux pont du l)rick, choisit à peu près cinquante nègres ou négresses , y compris Atar-Gull... doubla leurs fers et les lit em- barquer à mesure par section de dix, dans un canot qui les transportait à bord de la goélette;... là, on les déposait provisoii-ement sur le pont... bien et (b'iment enchaîués. De son côté, le ]\Ialais oui rit la soute aux poudres de In Hyène, fort honnêtement garnie, et lit appor- ter sur le pont de la (latlwrine environ trois cents kilogrammes de poudre rejifermée dans de petits barils. Pendant ce temps, Brulart fixait son regard péné- tiant, qui semblait percer l'obscurité de la nuit, sur la frégate, qui avançait toujours,... et à une lueur (jui ('data tout à coup (c'(''tait sans doute un signal), il put juger sûrement de la distance qui le séparait d'elle... u Sacré mille tonnerres de diable, — cria-t-il... — c'est juste ce qu'il nous reste de temps pour prendre de l'air... le Borgne... le Borgne... ici, chien, ici... -n \,o Borgne accourut... u Fais embarquer tout rétjuipage ;i bord de la «ioëiette, y compris les noii's. Les noirs y sont déjà. . . \m AT.\R-r,l'LL. — B'ipn... lu rosteras ici spul avec moi pf |p Ma- lais... » Le Borgne frémit... (i Va dis à un viens matelot de tout parer pour prendre le large sitôt que nous retournerons à bord de la Hyène, n Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et au bout d'un quart d'heure, Brulart , le Bcrcjne et le Malais restaient seuls sur le pont de la Catherine ([ui se balançait silencieuse sur l'O- céan... La Hijène , aussi toujours en panne , n'attendait que la présence de Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile. Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards , et des mouvements d'yeux expressifs en considérant Brulart, qui, appuyé sur son gros bâton, semblait méditer profondément. Cet infernal trio avait une singulière expression , éclairé à moitié par la clarté du fanal que Cartahut balançait machinalement. La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeàtre , avait une horrible expression de méchanceté ; on voyait aux rides qui , se croisant dans tous les sens sur son large front, s'effaçaient, allaient et revenaient, qu'il était sous l'influence d'une idée fixe , cherchant sans doute la solution d'un projet (|uelconque... Enfin frappant un grand coup de bdton sur le dos de (lartninii , il s'écria joyeux et triomphant : L\K UISE. 161 u J'y suis... j'y suis. Ah! dame Iréjjatc , ki veux inauger dans ma gamelle... eh bien! tu vas goùlci' (le ma soupe... Et xous autres , — dit-il au Borgne et au Malais , qui causaient à voix basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, — vous au'res, imitez- moi... prenez des haches... mais d'abord descen- dons ces barils de poudre dans le faux pont... (le qui l'ut l'ait — puis ils enlevèi-ent avec précau- tion le dessus de chaque baril de poudre... Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre tours de cables et de chaînes... afin de les l'aire éclater avec une incroyable violence. Puis lîrulart mit au-dessus d'un ries barils un pis- tolet armé et chargé, dont le canon plongeait dans la poudre. Puis il attacha une longue corih; à la détep.lc de ce pistolet. Pendant cette délicate opc-ration , ses deux coii- Irères se regardaient en l'rissonnant , il i'allaii un geste , un rien pour les faire sauter. Mais Hrularf avait tant de sang-froid et d'adresse !... a Montons là-haut , — reprit-il en emportant le bout de la grande corde (|ui répondait au pistolet , — et toi, Cartahut , tu resteras ici — ' IjC malheureux mousse jeta un cri d'effroi. ;. Allons, — dil lîrulart, — non, je ne l'\ lais- serai pas fout à fait , seulement ferme et calfate bien l'entrée du petit panneau... Vous allons l'attendre sur le ponl. .. •: et il |)0ussait du coude ses acolytes t:omme pour les prévenir d'une intention plaisante... HJ-2 ATAU-GILL. .roiil)liais de dire qu'il restait une ou deux dou- zaines de nègres dans le faux pont , de ceux que le Borgne n'avait pas désignés comme devant aller à bord de la goélette... Gartabut ferma , verrouilla le petit panneau , et sortit pai- le grand. . . Alors Brulart , avant de recouvrir cette ouverture avec la plancbe carrée destinée à cet effet , attacha au-dessous de cette plancbe, du côté qui donnait dans le faux pont, attacba, dis -je, la corde qui répondait à son pétard , et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert. tt Comprenez-vous? — dit-il aux deux autres, qui suivaient ses mouvements avec une impatiente cu- riosité. — Non,... capitaine... — Vous êtes des bétes... je... Mais nous cause- rons de ça à bord de la Hyène ; toi, le Borgne, laisse le brick amure comme il l'est , laisse - le en panne , et suis-moi. -a Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick , suivis de Cartahut, qui l'avait échappé belle... ma foi- et, le Malais et le Borgne ramant avec ardeur , ils atteignirent la Hyène en un instant... A peine Brulart fut-il sur le pont que, de sa grosse et tonnante voix, il cria : «Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, lui'guez toutes les voiles » toutes, à chavirer s'il le 1 LXE RLSK. 163 laut... mais iilons vite, car la camarade... nous ap- prête une chasse, v Et, la nuit devenant plus claire, il montrait la fré- gate qui était à deux ou trois portées de canon... La Hyène sentit bientôt cette augmentation de voiles , et vola avec une inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne brise... u Et bien... vous abandonnez donc le brick, capi- taine , crièrent le Borgne et le Malais. — Je le crois bien... mais voici la chose : connue vous voyez , il reste en panne dans l'air de vent de la frégate ; nous sommes deux navires , elle est seule , il faut choisir ; elle pique d'abord droit au cul lourd, au bâtiment en panne , on ne se délie pas de ça , un vrai bateau marchand ; elle s'approche à j)elite portée de voix... et se met à hèler. .. pas un jnot de réponse ; embêtée de ça , elle envoie du monde à bord , on monte , — personne... — on va au petit panneau... fermé, verrouillé; on va au grand... bon! — font-ils , il est à moitié ouvert, ils veulent l'ouvrir tout à fait, la corde raidit, la dé- tente part et allez donc , six cents livres de pou- dre en feu. Avis aux amateurs î — Quel homme , — se dirent des yeux le Borgne et le Malais... — Vous voyez la chose , le brûlot éclate, désem- pare la frégate ou à peu près , lui tue un monde fou ; si proche', c'est une bénédiction ! elle ne pense pas à nous poursuivre ; nous prolitoiis de ça pour Jdi ATAU-GLLL. lilei', et dans doux jours nous sommes à la Ja- maïque... à boire... v Et il se dit eu lui-même , quel rila'ni rèce. JiC pont de la Hyène offrait un singulier spec- tacle : encoml)ré de nègres et de matelots , chargé de plus du double de monde qu'il n'en pouvait con- tenir ; vrai, c'était à faire pitié que devoir ces noirs, enchaînés , battus , foulés aux pieds pendant les ma- nœuvres, ne sachant où se mettre et roués de coups par les marins. Il Avant qu'il soit dix minutes , — murmura Bru- larl , — vous verrez l'effet de ma mécanique, d A peine achevait- il ces mots qu'une immense clarté illumina le ciel et l'Océan , une énorme co- lonne de fumée blanche et compacte se déroula en larges volutes , et la goélette trembla dans sa mem- brure au bruit d'une épouvantable détonation. ... C'était cette pauvre Catherine qui sautait en l'air en couvrant sans doute la frégate le Camhrian de ses débris enflammés , tuant peut-être son jeune et brave commandant , son bon et gourmand doc- teur , son petit commissaire malgré sa tante... que sais-je , moi ? Pauvre Cat/irrine , adieu! laissez-moi lui donner un regret ! Adieu , c'en est donc fait ; aussi bien tu devais suivre la destinée de ton capitaine , du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu devenu, pauvre cher brick?... quelque infâme bâtiment pirate... loi , iioroufnniéc au\ jurons si chastes , si candides i \K lusr. icr, do Claiulp -RoiTonn^e -Martial , lu aurais peut-rlrn retenti d'ignobles et crapuleux blasphèmes ! d'iu- fàmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher , tes mâts en auraieni frémi d'indi- gnation , et , au lieu de voir pendre à tes jolies ver- gues luisantes l'habit et le pantalon de ton bon ca- pitaine , qui soignait si bien sa modeste garde-robe , on les aurait peut-être vues fléchir , ces jolies ver- gues , sous les balancements de cadavres pendus cà et là. Ainsi , repose en paix , Catherine , tu as trouvé un tombeau digne de toi ; mieux vaut cent fois pour tombe la profondeiu- ti'ansparenfe de l'Océan que les lourds et chauds estomacs des petits Xama- ([uois — Kt certes, Benoît le dirait, s'il vivait, s'il n'avait pas été digéré ; le pauvre homme... Adieu donc encore. .. adieu, Catherine... que les vagues te soient légères... On ne peut se faire une idée du transport , du délire que cet événement excita à bord de la Hi/ènc : c'étaient des cris , des battements de mains à la faii'e sombrer ; lîridart surtout ne se possédait pas de; joi<î; il sautait, gambadait, fouiuiit , ravi de voir la réus- site de sa ru.s('... Au lever du soleil il avait perdu là frégate de vue. Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres à la Jamaïque , près de 166 ATAR-r.ULL. l'ansfi Carbet. ., sur l'habitation de M. Wil , braip colon , unp de ses plus anciennes pratiques. Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n'en restait que dix-sept et Atar-Gull. La carf^aison (le la goélette avait moins souffert, il en restait les deux tiers; somme toute : — il jouissait de quarîinte- sept nègres ou négresses, qu'il vendit, l'un dans l'autre, quinze cents francs pièce, c'était donné Tom Wil le paya comptant , mais il l'engagea à ne pas faire un long séjour dans la colonie , par mesure de prudence... Brulart goûta d'autant plus cet avis qu'il se sou- venait de l'espièglerie faite à la frégate ; or il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas , en se propo- sant de renouveler sa tontine s'il en trouvait l'occa- sion, car Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fdle , il faudrait alors monter l'atelier qu'il lui donnait en dot , et que lui, Brulart, étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture. Brulart partit donc, et de quelque temps on n'en entendit plus parler. # LE COLON^^ IH7 • CHAPITRE ni. I, K C 0 I. 0 \. SuriT , pafi- , roton , iiuli<]i), rliam , talia. — K\|)(irlali.>ii : OOO.OOO.OOO. — FiTiis j)iiils : (),()00,0()(),()()(). — (iaiii : 00.000. H. Poivr.K. — J'irouomii' poliliqur. C'est qu'il y jj certains pevsoDuagcs dont on s'est fait une hal)itiide de rire, et qu'on ne plaint de rien. DiDKROT. — Uomatis. C'était un digne et honnèto homme que ce bon M. Wil, un des plus riclu's colons de la Jamaïque ; il était riche , puisque ses plantations s'étendaient depuis la pointe de i'Acona jusqu'au Carbet ; il était bon , car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs. Le fait est que AI. Wil recevait le Timex ; aussi l'esprit négrophile de cette feuille avait-il développé en lui des sentiments i]o pliihiiithropie qui seraient peut-être restes enfouis au fond de son cœur si leur germe n'avait été fécondé par la lecture de cetfe estimable feuille ; lecture que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait (juel- itis .^T -\K-(;ri,L. ques lettres , et lisait bien autre chose que le codr noir ou la infrcnrutle de la Jamaïque. Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart , ^I. U il fut inspecter sa sucrerie d(i. l'Anse aux Bananiers , dont les ateliers étaient pres- que tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît, (jîrands et petits Xamaquois y vivaient en bonne intelligence, la rigoise du commandeur ayant éteint toutes les haines , nivelé tous les caractères. AI. \V il partit donc un matin ; devant lui deux ncîgres armés de coutelas marchaient pieds nus ; ces fidèles serviteurs , couverts de simples caleçons de toile , devaient , en abattant des baziers épineux , frayer un chemin plus facile à la mule de leur maî- tre , écarter les ronces qui l'auraient blessé , et sur- tout détruire les reptiles, si nombreux dans cette partie de la colonie , qui pouvaient piquer mortel- lement cette belle tète , que M. Wil n'eût pas don- née pour trois cents gourdes, tant elle avait de bon- nes et franches allures. On arriva. — Le commandeur de l'habitation fouettait un nègre , attaché à un poteau. tt Holà ! Toniy , — dit M. Wil , — qu'a fait cet esclave ? — Maître , il arrive de la Geôle , il s'était enfui )ii((ri()ii '. Son droit e?.{ de cinquante coups de fouet; mais , comme vous avez été assez ])on poiu- réduire ' On ajipi-llo iii'jtir-s iiiaiTnn- rrii\ i|iii m- >aiivriil tics )i.iliit.iliiiii> pour so cufher (laii« l»'s Imis. Ï.V. COI.O \ ▼ Kiil toutes les peines île moitic- , ça ne nous fitit que vingt-cinq , et je suis au douzièine... — Continue , » dit le Titus , et ii s'en lut an\ acclamations de ses nègres , réellement fiers d'avoir un si doux maître. Il entra dans le moulin à suci'c : cette machine se compose de deux énormes cylindres de pierre , qui tournent sur leur axe , en laissant entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes de cannes à sucre, que l'on avance à mesure que le mouvement de rotation les attire et les broie... Gomme le colon marchait sur des feuilles de pal- mier , dont Mi avait jonché le sol , il ne lut point entendu d'une jeune négresse qui présentait des cannes au moulin. Mais ce ^n'était pas le moulin ([ne regardait la pauvre fille ! Ses yeux étaient loui'nés vers un jeune , beau grand nègre... aux yeux vifs , aux dents blanches... à la peau noire et luisante... Or, Aùn-duH , car c'était lui, s'approchait quel- quefois pour effleurer les lèvres vermeilles de la n(-- gresse ; mais elle baissait la tète , et la bouche de son amant ne rencontrait (jue ses cheveux longs et do!i\. Alors elle riait aux éclats , la pauvre lille... et les deux cylindres allir;iient toujours les bottes de can- nes, et elle, suivant leur mouvement, approchait de la meule sans y penser, occiq)ée ipielle était des tendres propos de son amant... 17(t ATAR-GULL. Le père Wil voyait tout cela et se mourait d'en- vie de châtier un peu ces fainéants ; mais il contint sa colère... (t Xarina, — disait Atar-Gull dans sa belle langue cafre, si suave, si expressive, — Xarina, tu me re- fuses un baiser , et pourtant je t'ai fait de beaux colliers avec les graines rouges du caïtier; pour toi, j'ai souvent surpris l'anoli aux écailles bleues et dorées , je t'ai donné un madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre ; vingt fois j'ai porté tes fardeaux ; ces cicatrices profondes prouvent que j'ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissas échapper le 'ramier favori du maître... et pour tout cela un baiser... un seul... T) Xarina n'était pas ingrate , non ; aussi elle avan- çait en souriant ses lèvres de corail... lorsqu'elle poussa un cri horrible , un cri qui fit retourner le colon , car il cherchait déjà le commandeur pour li- vrer à son fouet la négresse indolente et rieuse. Toute à son amour, avançant toujours machinale- ment sa main vers le moulin , la malheureuse ne s'était pas aperçue qu'il ne restait plus de cannes à moudre, et, au moment oij Atar-Gull l'embrassait. . . elle engageait sa main entre les deux cylindres, qui, continuant leur mouvement d'attraction , i'eurenl bientôt écrasée ; l'avant-bras suivait la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut ', et d'un coup ^ l'ne hache attacht-e dans chacjue muiilin psf (IrsIiiK'f à rciiK-dior ainsi à cps accidrnl.s (jui niriveiil fr('<|iif>ninifnl. LE COLO\. 171 Sépara le l)i'as de l'avant-bras , qui flispanit broyé outre les deux meules... Le commandeur accourut aux cris du bonhomme W'il et à ceux des noirs... On transporta \arina à l'infirmerie, où elle fut parfaitement soionée. Avec un maître moins humain que le colon , elle eût reçu une vigoureuse correction à sa convales- cence, car enfin elle ne perdait à tout cela qu'un bras , le propriétaire y perdait au moins cent gourdes. . . tt Que décidez-vous de ce gaillard ? — demanda le commandeur, — il mérite quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détériore une de vos esclaves? — Sa conduite? — Pour ce qui est de cela , monsieur \\ il , ex- cellente ; travailleur conmie un bison , un peu taci- turne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel qu'un pigeon... — Vraiment ! pardieu , alors je l'emmène avec moi... justement cet animal de Cham, à qui j'ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour en jour... je te l'enverrai pour remplacer celui-ci à l'atelier... Parle-t-il un peu anglais? — Quelques mots de patois, mais il enteiul très bien les signes. — .Allons, c'est dit, je le prends... mais avant, pour ne pas encourager de telles dégradations , fais- lui administrer quel(|ue chose... un rien... pom* 17:^ ATAR-(JrLL. Joxemple, et fais vite... car ma femme et Jenny m'attendent pour déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur. . , — Alors, monsieur Wil, la douzaine... — Comment! la douzaine? — Oui , monsieur , — répondit le commandeur en agitant son fouet. . . — Ah!... je n'y étais, ma foi, pas du tout; oui , oui, la douzaine... et envoie-le-moi tout de suite..» Atar-Gull fut donc attaché et fouetté. Son calme , son sourire doux ne l'abandonnèrent pas un instant; pas une plainte, pas un gémisse- ment, c'était plutôt avec une expression de joie et de contentement qu'il recevait les coups... Et au fait , le pauvre garçon , tout le servait à souhait; depuis une certaine aventure, il n'avait e(i qu'un but, celui de se rapprocher de AI. \\ il, d'être autant que possible admis dans son intérieur; car il vivait maintenant de deux haines bien distinctes : — Urulart et le colon. Et encore la haine qu'il portait à Brulart était-elle pâle et froide auprès de celle qu'il avait vouée nu bon homme \\ il. Aussi sa conduite sage , laborieuse , réglée , sou- mise , portait déjà son fruit; car, avant la correc- tion , et comme pour la lui faire endurer plus pa- tiemment, le commandeur lui avait expliqué qu'il allait suivre le colon , et que c'était à sa bonne con- duite qu'il devait celte faveur inespérée. Comment, après cela, n'cùt-il pas béni cent fois l.li (JOI.UV. 17H les coups ! n'eùt-il pus haisd les luiiièi-es (jui le dé- cliiraient ! Quand on eut fini, Atai--(lull lit un paquet du peu (|u'il possédait, et courut tenir l'étrier de M. Wil, (|ui, flatté de son activité et de son peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d'un air riant et pa- Icrncl. Atar-(iull partit sans même voir Aarina; il sa- lissait bien d'amour vraiment... Qu'est-ce que l'amoui', dites -moi, en présence d'une bonne haine africaine, profonde et vivace? Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent ; aussi commençait-il à regretter son grand parasol , et à se tourmenter sur sa mule , lors- qu'une voix bien connue le fit tressaillir... Il parcourait une longue avenue d'épais tamarins, entourés de lianes et de hazicrs , lorsque d'un des côtés accourut, foute gaie , toute palpitante , toute rose, une ravissante jeune fille... C'était Jenny... l']t puis derrière elle , un beau jeune homme qui portait le parasol tant désiré... et donnait le bras ù une fenmie à clieveuv gi"is, un peu courbée... C'était Théodrick et madame \\ il. .. tt l'rends garde, prends g^arde, ma Jeimy, — dit le colon... — tu vas faire écraser tes petits pieds par la hichc •) ( c'était le nom de sa mule). Et, au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son pèi-c, qu'elle baisait avec tendresse, sans iiaindrc les atteintes de la hkhc \ et, comme .son 174 ATAR-GLLL. grand chapeau de paille tomba , ses jolis yeux dis- parurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout boucles... s Pauvre père , — dit-elle en attachant sur le co- lon un regard tendre et inquiet , — comme il a chaud... et nous avions oublie ce parasol... c'est de la faute de Théodrick aussi... — Ahl... Jenny... tu vas gronder ton Théo- drick. . . ï ^ladanie W il approcha... u Eh bien! mon ami, tu dois être fatigué... — Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil ? — demanda Théodrick avec intérêt. — Xon, mes enfants, non, je me trouve très-bien. . . quelle est la fatigue qui ne s'oublierait pas avec une réception aussi cordiale... pourtant jaime mieux linir la route à pied... avec vous... n Et le colon descendit de sa mouture , la flatta un peu de sa grosse main , et la remit à un des nègres qui l'avaient suivi... — Quel est ce nouveau-venu? — demanda ma^ dame \\ il en montrant Atar-GuU. — Ln diamant... un vrai diamant, à ce que m'a assuré Jacob. . . je vais lui donner la place de ce pa- resseux de Gham... * — Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami ?. . . ' On ne doit pas s'étonni'i de \((ir des nègres porter des noms bi- bliques ou mythologiques. — Sitôt qu'une fournée de nègres arriie LE i:ULO\. 175 — Tu sais que Jacob s'y connaît... Allons, allons, marchons vite , je me sens en appétit... — Vous aurez de quoi le satislaire , monsieur, — dit d'un air sérieusement comique madame W il , — je ci"ois que Tony s'est surpassé... vous avez des langoustes au piment , un chou-palmiste au coulis , des. . . — Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas; madame \V il, tu môtcs la surprise... Mais vois-donc Jenny et Théodrick! chers enfants... ils sont bien faits l'un pour l'autre... qu'ils sont beaux! regarde donc cette taille, hein... ma Jenny n'est-elle pas une des plus jolies lilles de la Jamaïque?... — Dites donc notre Jenny , s'il vous plait , mon- sieur \l il , — reprit madame II il. Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse... On arriva enfin dans une salle à manger fraîche et spacieuse, et toute cette bonne et honnête famille s'attabla gaiement autour d'un splendide déjeuner. ù Faites appeler Cham, ^ dit AI. Wil quand il eut pris son thé. Au bout d'un quart d'heure Cham se présenta tout tremblant. Le colon , à demi couché sur son canapé , tenait un superbe fusil de chasse, dont il s'amusait à faire dans lii l'uluiiiu , on les biiptiM- ; ainsi tuus lub nuiis d'uue iiabitcitloii ont (les uonis tels (|U(! Job , (iliiini , .laphet , etc. — (!eu\ d'une aulii- |ioi|piit ceux dWpiiiiou , de Mais , de Vulcaiii , l'ic. , etc. , selon le cii- priiK du iiiutlic. \-G ATAU-IRLL jouer les ressorts, i; Chain , — dit le maître , — je m'aperçois de plus en plus de ta négligence ; d'abord, lu maigris, tandis qu'un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à son maître , et représenter le plus d'argent qu'il peut ; — mes chiens de chasse dépérissaient aussi, je t'en ai ôté la surveillance ; je t'avais donné la direction de la pur- gerie, tu t'en acquittes fort mal. Or, tu ne mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras les travaux des autres esclaves ; c'est Atar-Gull , — dit-il en montrant le noir qui, déjà installé dans son poste, était assis au pied du colon, et le rafraîchissait avec un éventail , — c'est Atar- Gull qui te remplacera. . . • Le pauvre Cham baissa tristement la tète en disant à voix basse : i Pardon , maître , pardon , pardon , il y a seule- ment neuf jours que je négUge mes devoirs , jus- (jue-là. .. — Jusque-là, c'est vrai, tu t'étais montré un digue scrviteiy , — dit le colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull , qui le disputa à un superbe épa- gneul , — mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser mourir sous le fouet du commandeur ^ car , Dieu me damne ! si je sais à quoi attribuer ce changement dans ta conduite, ■n Alors Gham , comme s'il fût -sorti d'un combat (|u'il se livrait intérieurement, articula avec peine cl angoisse : >' C'est que depuis neuf jours mou fils a LK COLOX. 177 disparu, et je ne puis penser qu'à cette perte cruelle ; je l'aimais tant mon premier-né ! — Ton fils a disparu! — s'écria l'honnête \\ il en se levant sur son séant et ajustant Cham avec son fusil, qui, heureusement, n'était pas chargé (Cham valait au moins trois cents gourdes j , — ton (ils a disparu , misérable ! un négrillon Congo de la plus hcUe espèce ! Non content de laisser dépéri-r mes chiens , de maigrir toi-même , tu me perds ton lils! mais tu veux donc me ruiner, misérable! songes- y bien!... si, demain à parciMe heure, ton fils n'est pas retrouvé ; si dans quinze jours tune commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châ- tié d'importance. \ a- t'en , que je ne le voie plus ; et toi, mon fidèle Atar-Gull, tiens, voici une montre que je desfinais à cette brute ; que ce soit une ré- compense et un encouragement; et toi, Cliam sors, ou, pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil. » Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à une joie d'enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le bruit du mouvement. Voici donc Atar-Guli en faveur chez le colon. 12 i-;n .\ r \r. t;i 1,1.. CHAPITRE IV. I, K PKKK ET I.K V I L S. Il j a une yiandp ditfHrence , voyrz-ious , ciilif uu capil.ll jirodiK'df p( un t'u[)ital iiii])io- (liiclif. (î,ir un Capital, fuiployc proilncliirnu'iif , est un des trois grands atjenls de la production , et prend part aux profits de cette 2»'oduction. F^mployer un capital dans la production , «•"est avancer les frais de jjroduction. Im râ- leur du produit qui eu résulte rembourse cette avance. •l.-lt. S\v. — t'.fouomie politique, t. II. p. -2.'>ô. — .s.ii>-lu ce (jiip c'est (jue ce suppliée que vous font subir durant de longues nuits vos ar- tères qui bouillonnent, \olre cœur qui crève, voire tète qui rompt, vos dents qui mordent vos mains ; lourmenteurs acharnes qni vous retour- nent sans relâche comme sur un gril ardent?... \ icTor. HiGo. — \olre-l>((me de Paris. Il est, je cfoi.^, nécessaire d'expliquer le motif de la haine que portait Atar-(iull à ]\I. W il, qui, par sa conduite, ne paraît peut-être pas , comme le capi- taine lîrulail, (lev(»ir iiispiriM" tel alTreux senlimenl à sou esclave. I LL: rKUE El LE 111.6. 171) \ oiii le fait : — Celait qiipI([uos viiifjl jours après l'arriiéo des f/rauds et pedls \a)n(i<{U()is dans la colonie ; M. U il dînait ce jour-là chez ^I. ReulVy, riche et industrieux planteur. Quand vint le dessert, l'heure des confidences, les dames s'en allèrent, et chaque femme fut rempla- cée par une respectable bouteille d'un excellent et vieux madère. . . c'était le seul moyen de compenser la retraite du ])eau sexe. « La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations , les chances , les pertes , les bénéfices, et M. Wil et AI. Beufry occupèrent bienlôt l'atten- tion générale, car on avait une entière confiance dans leurs lumières et dans leur longue expérience. BELFRV. i Kh bien! dites-moi, Wil, êtes -vous content de votre acquisition? (Comment vont les nou- V eaux. . . se font-ils un peu ?. . . ufL. — Très-bien... très-bien... ce diable de Bru- lart a la main heureuse , il les choisit à ravir je n'en ai perdu que cinq... HKL KKV. — Par exemple , ((ue Dieu me damne si je sais comment il y trouve son conqjte en les don- nant à ce prix... WIL. — -Ma foi, peu rn'itnpoi-te, c est la troisième Iburnée qu'il me procnie depuis dix-huit mois , et il ne m'a jamais trompé... c'est-à-dire... si... une lois... oh! j'ai «'le joué... c'esl ut) lin niaquignon , ;dle/... 180 ATAU-IJLLL. BELFRV ET LES COMIVES. — Contez-noiis ça, mon- sieur Wil, c'est utile... uiL. — Eh bien! car je n'y mets pas d'amour- propre, il y a trois mois, il m'a fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon , et qu'il avait sans doute engi'aissé avec de la farine ou je ne sais quoi. — Enfin... trois jours après son départ, j'envoie faire baigner mes noirs à la mer, et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs ; au bout de cinq jours cette graisse factice tombe , car il était soufflé , et je m'aperçois aux dents , aux plis du front et des yeux, que c'est un homme d'au moins soixante ans , et si faible , si faible , qu'il est depuis ce temps-là incapable de me rendre aucun service ; et pourtant le scélérat mange comme un vautour : aussi c'est un cheval à l'écurie — ça fait le cinquième que je nourris à rien faire... et quand on les a payés des quinze cents , des deux mille francs, ce n'est pas gai... BELFRV. — C'est un voleur que votre Brulart ; mais moi j'ai un moyen bien commode non-seulement d'éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de service , mais encore de rentrer dans mes fonds et au-delà... WIL ET LES cowiVES.» — Contez-nous ça... c'est un miracle. BEUERV. — Du tout, c'est bien simple, vous savez que le gouvernement donne deux mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, alin I LE PKRE ET LE FILS. !81 (|up le propriétaire n'essaie pas de soustraire lo cou- pable à la justice , dans la crainte de perdre une va- leur... \i IL. — Kh bien î HKiKKV. — Eh bien!... 1rs gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont bien toujours quel- ques peccadilles sur la conscience , c'est impossible autrement; ainsi, on est toujours sur de ne pas se ti'omper; on aposte donc deux témoins qui affirment l'avoir vu voler, par exemple. Les preuves ne man- quent pas ; ou l'envoie à la geôle , et , s'il est trouvé coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend... et, en échange, on vous compte deux mille francs écus. . . wiL, arec répugnance. — Diable... diable. urii RV. — Yallcz-vous |)as faire la petite bouche? au lieu d'un capital improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque... vous avez, par mon procédé... un capital productif qui peut vous rap- porter sept et huit pour cent... c'est hors de toute proportion... vviF,. — Oui, mais c'est un peu dur... de {faisant le geste de penchée. ) BEUKRV. — Ah! pardieu, s'il s'agissait d'un homme, je ne vous dirais pas un mot de cela; mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier incendie que j'avais quelque humanité... \\i\.. — C'est vrai ; non content d'avoir sauvé ce pauvre Colslroj) et ses deux enfants, vous l'avez I.SJ AT \R-iiri, L. aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres deniers. . . mais faire pendre... hum... jJKiFRV. — Ah! mon Dieu, avez-vous hi tête dure. Supposez qu'une loi vous dise : a Chaque mulet at- teint de la morce (par exemple) , sera détruit^ mais on indemnisera le projjriètaire en lui en eomptatil la râleur ; est-ce que, si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas? préfé- rant avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en rapporteraient quinze ou vingt , à garder un animal infirme qui vous en dépense la moitié sans vous rendre aucun service? Que diable! soyez donc conséquent ; pourquoi ne pas faire pour un nè- fjre, ce que vous feriez pour un mulet? PLUSiEiRS VOIX. — Il a raison , c'est clair comme deux et deux font quatre. wiL. — Pardieu, je le sais bien, je n'aime pas plus qu'un autre à avoir de l'argent en friche, el puisque Beufrij s'est servi de cette combinaison. . . puisque vous autres ne la désapprouvez pas... PLisiEiRS VOIX. — Mais au. contraire. .. nous fe- rions de même. WIL. — Au fait, je ne vois pas pourquoi je m'a- muserais à jeter de l'argent par les fenêtres... Ce qui me retenait, voyez-vous, c'était le respect humain... parce qu'avant tout, on tient à l'opinion de la société, et, quand on est père de famille, quand depuis qua- rante ans on mène uiu' conduite irréprochable... on n'aime pas à la voir ternir... I,K l'KIlK KT I, K MI. S. 1K:J uEii'UV. — .Ii^ n(^ puis mioux fairp qno do tno cilcr pour exemple... un,. — Je me rends, mon ami, je me rends ; j't- fais un fou ; mais dites-moi , le témoignage de dcu\ blancs suffit-il? b?:li'RV. — De deux blancs ou de quatre mulâtres... et on vous débarrasse de votre capital improfhictif. .. après quoi, le greffier vous rembourse le pendu en espèces sonnantes. un,. — Pas plus tard que demain, j'en essaierai... BKL'FRV. — Ah! çà messieurs, c'est assez parler d'affaires ; ces dames doivent s'ennuyer, un verre de madère, et allons les rejoindre dans la galerie... \V il , je vous retiens pour ma partie de trictrac... uiL. — (]'est donc une revanche que vous voulez... vous l'aurez... à vos ordres... mais nous ne jouerons pas tard, car j'ai ma fille un peu souffrante. •' (Us sort eut. ) Cinq jours après cette conversation, le bon homme W'il comptait, en soupirant un peu, dix piles de quaranie gourdes chacune... (Oh! dans ce doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à la justice coloniale. ) ^lais la cabane du vieux Job était déserte... Seulement deux ou trois petits enfants pleuraieni assis à la porte, car le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s'asseoir au soleil cl à laire des jouets m bois de palmier pour Ions les négrillons de son voisinage... qui sautaient de joie 184 ATAR-GLLL. et battaient des mains à son approclie... en criant : tt Voilà le père Job... lié! bon Job?..)' Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait, accroché au gibet de la savane , et qui ainsi ne coûtait plus rien à son maître. Le lendemain de l'exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques, une belle nuit claire et trans- parente, inondée de la molle clarté de la lune. Les noirs s'étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car ^I. W'il, sa femme et sa fdle leur avaient donné l'exemple, en commençant la prière commune ù haute voix. Et c'était un grand et noble spectacle que de voir le maître et l'esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble , prier de la même prière sous la voûte azurée du firmament , toute étincelanle du feu des étoiles. Autour d'eux... pas le plus léger bruit... on n'en- (endait que la voix grave et sonore du colon, et par instants le timbre pur et argentin de celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère. Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et les fleurs du caféyer, s'ouvrant •X la fraîcheur de la nuit, répandaient une senteur délicieuse. Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les savanes, car on leur accordait cette permission. Atar-Ciull ne pouvait dormir la nuit lui... Oh ! la nuit il aimait à errer seul , c'était l'unique LE PERE ET LE FILS. 185 instant où il pouvait quitter son masque d'humble et basse soumission , son doux et fendre sourire. Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, fu- rieux, se rouler en rugissant comme un lion, e( mordre la terre avec rage, en pensant aux outrages, aux coups de chaque jour! En pensant à Brulart , qu'il espérait revoir tôt ou l;ird : au colon qui l'avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un attachement d'homme à hète, de maître à chien ! Alors ses yeux étincelaient dans l'ombre, ses dents s'entre-choquaient. Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même !. . . avec ce caractère indomptable et sauvage , cette énergie dévorante ; dans le jour, il souriait à chaque coup qu'il recevait, et baisait la main qui le frap- pait. Il fallait pour arriver à ce résultat mcroyable une idée fixe, arrêtée, immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices. La \ engeance ! Et encore cette vengeance n'était motivée que par la brutalité de Brulart et la rage de se voir esclave ; mais à quel degré d'intensité arriva-t-elle , mon Dieu! quand il sut ce que vous allez savoir. Entraîné dans une course rapide, ce malheui-eux bondissait çà et là comme pour s'échapper à Ini- iiième... ' En vain l'air pur et embaumé, la douce solitude <](' la iniit venaient i-afraîchir ses sens. Toujours courarit, il arriva près d'une savane dé- ISii ATAR-(îl I.L. scrlo, que la liirip roiuTait d'iinr nappo do pàh' hi- ini('ro. Au miliou s'élevait un gil)ot. Après le «ibet était accroché un noir, c'était le vieux Job. Atar-Giill sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet espace nu et découvert, fut conimc ébloui de cette clarté resplendissante qui argentait les longues herbes de la savane et le ri- deau de tamarin et de mangotiers qui l'ombra- geaient. ]\Iais bientôt il lut saisi d'un inexplicable senti- ment de douleur en voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la forêt. Il s'approcha plus près... Plus près encore... Ses jambes fléchirent... il tomba... la face contre terre. . . Après être resté quelques minutes dans cette po- sition , il se releva , et s'élancant comme un tigre , sauta d'un bond sur la fourche du gibet. Arrivé là, il poussa un cri... un cri dont vous comprendre/ l'expression quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître... Son père... Son père vendu comme lui, victime de la traite, et volé peut-être par Rrulart à quelque antre lîo- noJt. âtai-Gull ne coyserva plus aucun doute quand il LK l'KRK KT LE Fil, S. 187 rut vu une espèce de talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou... Couper la corde (|ui attachait le cadavre à la po- tence , le prendre sur ses épaules et l'uir dans les hois avec ce précieux lardeau , ce fut l'affaire d'un moment pour Atar-Gull. Il est de ces douleurs (jiii ont hesoin d'oml>re et de profonde solitude. Le lendemain , au premier coup de cloche Atar- iiull était déjà rendu à l'atelier, toujours avec sa honne figure ouverte et franche, son éternel sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës... Kt voilà pourquoi W. W'il partageait avec Brulart le privilège d'occuper incessamment l'imagination d'A- tar-Gull, d'autant plus que Ciiam, auquel Atar-(îull avait fait sa confidence , que Cham, auquel cinq ans de séjour dans la colonie et dans l'intérieur du colon avait donné quelque habitude et quelque connais- sance des spéculations des planteurs, mit charitable- ment Atar-liull au fait des causes et résultats de la mort de son père... Quant au cadavre du vieu.v Job, on ne le retrouva plus, et on pensa sur l'habitation que les empoison- iieuvs s'en étaient emparés pour quelques-unes de leurs opérations magiques. On conçoit maintenant, je crois, la haine {\n noii- pour cet estimable colon, et (ju'clle dût être sa joie lors(|U il put soupçonner ([ue son service pres(|ue in- time le mettrait à même de se venger; aussi, peu- 188 ATAH-GL'LL. dant cinq mois qui servirent d'essai , d'épreuves , il étonna tellement ]\I. W'il par son zèle, par son dé- voùment, son activité, que le colon le proclama le modèle des bons serviteurs , l'éleva à la dignité de valet de chambre et mit en lui sa plus entière con- fiance. \i Cet engouement est d'ailleurs un des traits ca- )-actéristiques des colons. Ainsi Atar-Gull fut chargé de surveiller les pré- paratifs de la fête qui devait précéder les fiançailles de la jolie Jenny et de Théodrick. FIV m; I.IVRK OIATRIKMF. LIVRE CINQUIEME. CHAPITRE 1". V K r K. Le» élreiules c;ircs,sim(«;s , le frcnnssciiieiil de leurs niiiins rnlacées , l'expression si i'loi(ueiile de leurs i'P3ai(ls , ([iii (lisaient loul , et ne di- saient jamais liojj ; ce langage, semblaMe à celui des oiseaux , connu des ainanls , ou du inniux n'ayant un sens <[ue pour eux , ces phrases qui fout sourire, et qui sembleraient absurdes à ceux qui ont cessé de les entendre ou qui ne les ont jamais entendues. — Tels étaient leurs plaisirs. — Car c'étaient encore deux enfants. lîYniis. — Don Juan, ch. IV, st. \iv. (]et(e ànie tomba dans uu(; nuit profonde , la mélancolie du misérable devint incuiable et com- plète. ViCTou Hi(;o. — Xolre-Duinr de Paris. Heureux Théodi'ick!... heureuse Jenny, voici donc enfin ce jour de finançaillcs silmpatiemment désiré... ne baisse pas tes beaux yeux...' Jenny... laisses-y briller tout le bonheur tjue tu ("prouves, cette ex- pression rayonnante le rend si heureux, ton aniaul... (|ui, retiré dans un coin obscur des immenses salons du bon homme Uil, ne te i|Uitte pas du re<{ard. Si tu savais comme son cœur se dilate, s'épanouit, l'Ki AT.\U-(JL M.. en \oyaat les hommajjcs (jui tL'mirouuenl et I iii- llucncc que fa beauté , que ta douceur exercent siu' cette foule toujours envieuse ou injuste ! Il se dit , mon avenir est à jamais fixé ! c'est une longue suite de jours riants et paisibles. .. Fille et ///o/, n ma vie se résume dans ces deux mots ; vrai , je suis trop heureux. Et ses yeux se mouillaient de larmes en la con- lemplanl avec amour et reconnaissance. Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique. . . car au même instant Jenny fixa sur lui ses deux grands yeux humides aussi... Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait entre les deux fiancés. C'était celui d^ Atav-liiill. Placé dans l'embrasure d'une fenêtre, tout en ac- tivant le service des nègres , sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous connaissez... et il regardait Théodrick et .lenny d'un air joyeux. (i Oh ! — pensait-il en lui-même, — que les voilà satisfaits, riches, beaux et jeunes... et leur père... lui aussi' est heureux de leur bonheur... un père ! — un père... c'est pour ce blanc un ami ten- dre , un homme qui lui donne de l'or et une belle jeune fille... une riche habitation et beaucoup d'es- claves. 1 Pour moi!... un père, c'est un cadavre, pendu ;i un gibet '.... Pour eux, \\\ vie, ( «' sont des instants (|iii hiicnl FKTK. , l'.M rapidos... Ctir ils comptent le (einps, non pai* heure, niais par plaisirs... ^ Pour moi, la vie, c'est l'eseiava'je , le travail cl les coups. .. ) Ohl mais aussi j'ai un bonheur, moi: c'est de tenir ces brillantes et joyeuses destinées dans une; main d'esclave , au bout de mon couteau ; c'est de pouvoir me dire : à l'instant, si je veux, je fais un cercueil de ce lit nuptial, une orpheline de cette fille, un \eu('de ce jeune bomme, des larmes de ces rires. . . ■1 Mon bonheur, c est de me dire : et ce sera un jour, un jour! par moi, moi seul! cette famille sera exterminée ! et pourtant le dernier me serrera en- core la main , en me disant : brave et di<{ne servi- teur, je te bénis. ^ Kt il continuait son bon et touchant retjard , de telle façon que Tliéodrick et .leniiy , le rencontrant livé sur eux, se dirent d'un coup dw'\\ : brave Atar- (inll ! loilàun esclave sûr et dévoué... >. .Allons donc , allons donc, paresseux , — dit le bon homme U il en prenant doucement le nègre par l'oreille^ — le service languit par là... on voit bien cpie tu n'y es pas. n Unr-(iidl ^ saluant, disparut vite, et obéit a\ec une admirable activité... Tous les colons de la Jamaïque semblaient s'èlre doimé rendez-vous dans la maison vaste et conmiode i\y\ père de Jcnny , et c'esl à j)einc si la belle lia- biliilioii poiivail contenir ((((c Idulc de \ isi(enr>-. . . 192 ATAU-GULL. Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d'acap , éclairée par mille bougies odorantes , des nègres ricbement babilles offraient tour à tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues bananes si douces au goût, l'avocat ou beurre végétal qui renferme une crème parfumée et le poi- son le plus subtil, la goiavre, le gingembre, la.pomme rose et une foule de fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi qui étiucelaient comme des dia- mants , et puis deux maîtres d'bôtel mulâtres fai- saient circuler de larges jattes de puncb au rhum et au tafia, que l'on servait avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de va- nille ; vrai , c'était alors un élysée que le salon du bonhomme W'il, Là se pressaient, se heurtaient de fringautes créo- les aux yeux noirs et brillants, rieuses, souples et légères comme les fdles de Grenade ; à leur gai sou- rii*e, au piquant abandon de leur toilette, on recon- naissait les brunes Jamaïquaises. Les unes, couchées dans des hamacs de mille cou- leurs, se laissaient mollement balancer, et, rapides, effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes bigarrées de leurs éventails. liCS autres , réunies ensemble , se faisaient de ces naïves et joyeuses confidences de femmes ; c'étaient de petits éclats de rire doux et frais , un peu com- primés par la présence de graves parents. Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s'ap- prochait de ce ravissant groupe de figures malignes FKTE. 193 et vives, de blanches épaules, de cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs... tout cela se divi- sait, disparaissait, fuyait comme une volée de tour- terelles àH'approche d'un milan. Et le bon homme W'il et sa femme allaient et ve- naient, recevant les félicitations de chacun avec franchise et cordialité... ivres qu'ils étaient du bon- heur de leur enfant. tt \'otre fête est charmante , mon cher W'il lui dit le colon Beufry (Thomme qui faisait pendre ses nègres pour 1,500 fr. ) ; — mais permettez-moi de vous présenter M. Pleyston , lieutenant en pied de la frégate le Cambnan , qui vient de mouiller dans notre rade ; ^I. Peel, médecin du même navire, et M. Delly, commissaire du bord. — ilessicurs, soyez les bienvenus ; votre présence ne peut que m'étre infiniment agréable, et surtout dans un jour conime celui-ci. -n C'était une partie de l'état-major de la frégate que Bfulart avait tenté de faire sauter au moyen de la pauvre (latlicrhie , qu'il avait installée en brûlot , comme on sait. .Après quelques civilités, le colon, s'adressant au commissaire , dont la petite v oi\ et l'air féminin lui inspiraient j)his de confiance... u Pardon, monsieur, de l'indiscrétion; mais mon correspondant de Portsmouth m'avait annonce* (ju'un des ofliciers les plus distingués de notre marine, sir lOdvvards Uiii-nell, commandait le Cnniln-iaii, et i'au- 1.^ 194 ATAR-GULL. rais même quelques commissions pom*lui... ne le verrons-nous donc pas aujourd'hui? — Hélas! monsieur, — dit le petit jeune homme en pâlissant, — je vous en supplie... par pitié... parlons d'autres choses... tenez... voyez comme je suis agité... seulement que de penser à cet hor- rible événement, n Et , au fait , le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres... a Mon Dieu, je suis désolé, monsieur , — reprit l'honnête colon, — d'avoir, sans y songer, éveiUé sans doute de pénibles souvenirs... Est-ce qu'un malheur serait arrivé à. . . — Grâce... monsieur... ne m'en parlez pas... — dit le jeune homme qui se percHt au milieu de la foule... — Diable, — se dit W il , — cela m'inquiète... voyons, il faut en interroger un autre qui soit moins nerveux, — et justement il avisa la figure pleine et vermeille du docteur Peel , qui causait avec Beufry, tenant d'une main un verre de punch, et de l'autre une tranche de chou-palmiste. — Ah ! monsieur , — répondit l'Esculape , après avoir entendu la question du colon, — ah ! monsieur, — et il vida son verre avec un long et bruyant sou- pir, essuya sa bouche, et prit \\ il par le bras... — c'est une bien affreuse histoire : écoutez-la donc, vous frémirez. .. « Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante lieues de la Jamaïque, un ma- l'KTE. 195 trlot a((aché sur deux cadavivs de négresses, et abandonné en pleine mer sur une cajje à poules... — C'est affreux, — dit Wil. — \e m'interrompez pas , s'il vous plaît. Xous recueillons ce misérable , et il nous apprend qu'un infâme pirate, à bord duquel il éiait d'ailleurs en- gagé, que l'infâme pirate, dis-je, pour le punir d'une légère infraction à ses ordres, l'a fait jeter à la mer, ainsi que vous savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque... notre pauvre commandant, un digne et brave jeune homme , fait tenir la même route... Or, la nuit même, sur les quatre lieures... on signale deux voiles à bâbord... et bientôt on les reconnaît pour le ])rick et la goélette montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes » Xous faisons force de voiles, et au point du jour nous n'en étions qu'à deux portées de canon. )) Alors... que voyons-nous? la goélette matée d'une inconcevable hauteur, fder vent arrière... mais d'une vitesse... d'une vitesse dont on n'a pas d'idée... laissant le brick en panne. Il n'y avait pas à balan- cer, il fallait choisir entre l'une ou l'autre, comme vous pensez... 1) Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord du brick pour pouxoir continue^ de donner la chasse à la goélette. » Xous nous approchons à portée de fusil, et l'on envoie quarante hommes bien armes dans la cha- loupe, sous la conduite d'un lieutenant, pour s'em- 196 ATAR-dULL. parer du brick, qui ne boupeait pas plus qu'un pois- son mort... r) Mon Dieu, je les vois comme si j'y étais; ils accostent et montent tous sur le pont de l'infernal bâtiment, quatre liommes seulement restent dans la cbaloupe... Le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux-pont , ordonna à la première d'y descendre par le petit panneau ; on essaie en vain, il était verrouillé en dedans. ;> In jeune aspirant s'écria : — a Lieutenant , le grand panneau est à moitié ouvert ! — I) Eh bien! ouvrez-le tout à fait,... n dit l'of- iicier : le pauvre enfant se baisse, attire la lourde planche... c Ah! monsieur!... — dit le docteur en pâlissant. " — Eh bien!... eh bien! — fit l'honnête W'il. » Eh bien ! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous sommes à l'instant couverts de débris, de flammes et de feu ; le pont de la fré- t^ate est jonché de cadavres, d'éclats de mâts et de vergues ; notre beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l'air par l'explosion du brick. T — Dieu du ciel.... C'était donc un brûlot. T — Hélas ! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu'à l'aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de disparaître. Le mons- tre ne se trompait malheureusement pas : nous cù- ii'it:. 197 mes cinquante blessés , treute-eiuq morts , sans compter notre jeune commandant... un olïicier d'une si haute et brillante expérience... 1 Enfin, le misérable pirate nous échappa, conjnie bien vous pouvez penser; nous lûmes relâcher à Porto-Rico , dont nous étions heureusement près, pour nous radouber, et nous venons ici faire de l'eau et repartir pour lAngleterre. ^ Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous ap- prendre sur notre l)rave et malheureux sir Ed- wards... — dit le docteur en essuyant une larme et en demandant un verre de punch. T D'après tout ce que je vois, — se dit le colon, — ce gredin-là n'était autre que Brulart ; c'est un de ses tours... Mais aussi pourquoi s'avisent-ds d'em- pêcher la traite?... c'est le bon Dieu qui les pu- nit... ^ Peu à peu les invités de M. W'il se séparèrent, cl avant minuit il restait seul avec sa i'emme , Théo- drick et Jenny... Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fdle au front et la bénit après la prière du soir, qu'ils firent ensemble. Bientôt toute cette honnête famille dormait pro- fondément, bercée par l'espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny. « Atar-(jull , — avait dit le bon Wil , avant de •* endormir, — comme tu t'es surpassé aujourd'hui, \ («ici p<»iir' loi. . . t, 198 ATAU-GULL. Et il lui donna une fort belle chaîne de montre... Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu'il baisa en sanglotant. « Allons, va, — reprit le colon, — va dormir, mon garçon, car tu dois avoir besoin de repos... » Atar-Gull se retira... Et, sortant de l'habitation avec mystère, il se diri- gea lers le bois du Morne-ain-Loup.s ; car c'est là que les empoisonneurs tenaient leurs séances cette nuit même. Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à cette montagne. Li;S EMrOlSONXKLKS. VJ'J CHAPITRE II. LES EJIPOISO.VNEURS ^ C'est là que soiil les angoisses toujours nouvelles qui se multiplienl jusqu'à ce que leur nombre même endurcisse l'Iiommc qui voit l'agonie sous tant de formes diverses. — Ici, l'un jjéniit; là, un autre se roule dans la poussière , et un Iroisiùmc tourne dans leur orbite ses yeux d'une (enie blanelieur. Hvuov. — Don .litnu, cli. viii, liv. xiii. Oh ! dans ce monde augusie où rien n'est cpbénière, Dans ces ilols de bonbcur«que ne trouble aucun fiel, Enfant , loin du sourire et des pleurs de ta mère, X'es-tn pas orphelin au ciel ? Victor Higo. — Ode xvi. Il ctiiil nuit, ou n'entendait que le bruissement des longues flèches des palmiers balancés par la ï II existait encore eu 18-22 , dans loules les .Antilles françaises et anglaises, la sccle des empoisonneurs : celle espèce de tribunal se- crel, composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes dans des retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l'ilc. Là, chaque noir apporlail son sujet de plainte, déduisait ses motifs de vengeance, el, après avoir prèle le serment nécessaire, on lui don- nait le poison doul il pnuv.iit avoir besoiu pour (li'lruirc les bestiaux ou les blancs. Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la (îuadeloupc en 1823. Les détails (|u'on va lire, tels alfieuv qu'ils soient, sont en partie i;\lrails des procès-verbaux , révélations ou actes d'accusations déposés au greffe de Sainl-Pierre (Martinique). •Juo A 1 A 11 - ti L L L. brise du soir, les cris aigus des anolis ou le chant plaintif des ramiers et des jerrys. Atar-(jull gravissait péniblement les rochers à pic qui i'orment la base de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque. Tantôt ii s'accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de granit rouge ; tantôt , à l'aide d'un bàlon ferré dont il se servait avec une adi-esse sin- gulière , il s'élançait d'un quartier de roche à un autre, et vous auriez pâli de le voir suspendu au- dessus de ces précipices sans fond. Ine fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d'un ravin, cherchant un point d'appui et croyant voir se balancer près de lui un de ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit hale- tant... mais tout à coup il rejette avec hoiTCur ce corps froid et visqueux. .. c'était un long serpent qui se jouait au clair de lune. Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il rencontre une larqe touffe de ra- (juettes fortes et épaisses , s'y cramponne, aperçoit nu sentier à dix pieds au-dessous de lui, se laisse glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs, Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva. Elle était, dans cet endroit, couverte de pal- miers , d'aloès , de bananiers qui n'avaient pas en- core été mutilés par le fer, et dont la végétation Ibrte et vigoureuse était si serrée que le nègre n'au- LES E.MI'OISO.N XEL'KS. 201 rail jamais pu pénétrer ù travers ces milliers de plantes qui se croisaient et s'étreignaient en tous sens, s'il n'avait eu l'aide de son bon coutelas, qui lui IVaya bientôt un passage au milieu de cet épais lourré. l']t connue il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeàtre qui éclairait les haziers, il se prit à sourire d'une étrange façon, s'arrêta, remit son cou- teau à sa ceinture, et prêta l'oreille... On n'entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des ramiers. . . Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin IVayé : il le suivit assez longtemps , écoutant tou- jours avec attention. Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, TTiais faible et éloigné... Il doubla le pas. Le chant devint plus distinct... Atar-(iuII avançait toujours avec rapidité. • Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un mo- ment (le silence... Puis on entendit comme des cris d'enfant, d'abord horriblement aigus , ensuite mourants et convulsifs. Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et Atar-GuU courait toujours vers la lueur rougeàtre qui teignait de pourpre une par- lie des arbres gigantesques de la foret, tandis que les autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé. Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui consistait à se mordre les deux in- •iOJ ATAR-lilLL. tlex , tandis que le petit doigt de chaque main reve- nait se poser sur le coin de l'œil. Il s'assit ù sa place, attendit son tour, et regarda. Au milieu d'une vaste clairière étaient rassembles une assez grande quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d'airain posée sur un brasier ardent. Auprès, posée au bout d'un long roseau, était une tête fraîche et saignante. C'était la tête du fils de Cham, du nègre qu'Atar- (jull avait remplacé dans les bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait si cruellement oublier ses devoirs. Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chau- dière. Car, outre deux pintades blanches , cinq têtes de serpents mâles , trois verts palmistes , un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses, pour (jue le philtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps d'un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste... Aussi les empoisonneurs s'étaient-ils emparés du pauvre petit un jour qu'égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches bleues sur les bords déserts du lac Salé. Les trois noirs, ayant fini leur opération, retîrè- renl la cuve du feu et se placèrent sur les blocs de rochers. . . Atar-Gull s'avança... LES KM POISON NE LUS. iO-i Il Oue veux-tu, mon fils? — dit un des (rois nc- ;|res, dont le front était presque caché sous des che- veux hlancs et crépus. — Aiort et l'uine sur rhal)itatioii de l'anse \e!sou, mort sur les hestiaux , ruine sur les récoltes et les hàtimenfs. — ^lais on ilit que le colon Wil est humain pour ses noirs... Songe, mon fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vcnfreances. .. — Aussi, mon père, — dit A(ar-(îull, qui avait prévu l'espèce d'intégrité sauvage qui a de tout temps pn'- sidé à ces tcrrii)les associations du faihlc contre le Tort , depuis les chrétiens jusqu'aux carhonari ; — aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses hahitants. Le maître est hon , nos cases sont saines et propres , les fruits de nos jardins sont à nous , et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu'ils aient atteint leur douzième année. 1» La morue sèche et le manioc se distrihucnt ahon- damment , et tous les dimanches il fait beau de nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer, ou plonger au fond de l'eau pour rapporter les gourdes que le maître abandonne au j)lus adroit nageur. — Quant aux fouets du commandeur, — dit Atav- (iitll avec son soui-ire, nos enfants s'en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt d'entre nous ont refusé l'anVanchissement pour l'cster avec \\\\ aussi bon maître. — Que veux-tu donc alors? — dit le vieux nègre avec impatience. •20i AiAR-GLLL. — M'y V oici , mon digne père : le planteur Wil est riche : maintenant il vent , dit-on, retourner en Europe , alors l'habitation sera peut-être achetée par un mauvais blanc , qui ferait remettre des lanières neuves au fouet du bourreau ; aussi les noirs de l'anse de Xelson m'envoient vers toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses bestiaux, alin de le ruiner assez , ce bon maître, pour qu'il ne puisse quitter l'île et que nous le con- servions encore longtemps , ce maître chéri. - 11 y avait dans tout ceci une conséquence logique, A ta l'-G II // ']Ouait prudemment son rôle ; car, même au milieu des ennemis les plus acharnés des blancs, il pouvait se glisser un espion , un traître. En appe- lant de cette façon la terrible et siire vengeance des empoisonneurs sur son maître , Atar-GuU se réser- vait encore un jnoyen de défense auprès du colon ; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même par l'étrangeté des moyens qu'il employait ; c'est encore pour cela qu'il ne pouvait y voir un ressentiment personnel. Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons répétèrent avec recueillement, il s'écria : IL Comme rien n'est aussi rare qu'un bon blanc , (lu'un bon maître , et que nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil , à voir remplacer cet honnne humain par un honmie cruel , nous consen- tons à envoyer la ruine et la mort sur ses habita- LES EMPOISONNKIRS. 205 lions et ses bestiaux, pour l'empocher de quitter la colonie ; les bons sont trop rares , on doit à tout prix les garder, -n Puis il fit agenouiller Atar-Gull, et lui dit : n Ju- res-tu par la lune qui nous éclaire , par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de garder le silence sur ce que tu as vu ? — Je le jure... — Sais-tu qu'à la moindre révélation , tu tombe- ras sous le couteau des fils du AIorne-aux-Loups ? — Je le sais. — T'engages-tu par serment à servir la haine de (es frères, même sur ta femme et tes enfants, s'il fallait en arriver là, pour se venger plus sùremeni d'un colon injuste et rruel? — Je le jure. — Va donc, et que justice soit faite. y> Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher plusieurs paquets de piaules vénéneuses d'un effet suret rapide. Le nègre les trempa dans la chaudière , les retira aussitôt, et les remit à Atar-Gull en lui expliquant leurs propriétés... Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux , au front et à la poitrine, Kn lui disant : a Grâce à ce charme, l'effet de les poisons esl sùi"... Adieu, fils... Justice et force... \ous l'aide- l'ons, et le bon maître sera ruiné. Justice el force, — dirent les nègres en chccur. 206 ATAR-GILL. Alors le brasier ne jetait plus qu'une lueur paie et incertaine. Les nègres se séparèrent en se don- nant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar- Gull regagna l'habitation du bon homme W'il. tt Enûn la veiigearice approche , — disait le noir en rugissant comme un chacal, — je te frappe d'a- bord dans ta richesse ; car il faut que tu restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une , que la misère t'atteigne devant moi , que tes noirs meu- rent, que tes bestiaux meurent , que tes bâtiments s'écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce point de malheur de n'avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué serviteur, et alors... d Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie in- ^ fernale... Et le soleil s'annonçait déjà par une éclatante lueur, lorsque le nègre arriva près de la maison du colon. LA VEILLE DES NOCES. 201 CHAPITRE III. L \ VEILLE DES \ 0 C E S. .l'oiililiai (1p racliev le froiil)le de mon Aine; Il le lit, et ses yeux, pleins d'une douée llanime, Pour m'en récompenser l'excitaient tendreinenl, Et mou cœur se perdait dans cet cnclianleraenl. Trti-uii'me eu souriant contemplais mon suj)plice D'un regard à la fois maternel et complice. Dei-i'HIak (j.av. — Exxai.i jifX'tiqiiPS. Seulement de temps à autre il levait le rideau roujp pour s'assurer si quelqu'un ne venait pas vo- ler ses morts. Jii.es Jam\. — 1,'Ane mnrl. Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin leurs grandes ond)rc-s. Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs énormes blocs de granit qui en- touraient une petite pelouse verte traversée par un filet d'eau, dont le courant se perdait sous de hautes lierbes , il entendit le sifflement aigu d'un serpent, et s'arrêta. In bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tète, et il vit un .secrelaris ' qui, décrivant dans son ï Espèce d'ai'jle marin. 208 ATAR-GULL. vol de larges cercles au-dessus du reptile, s'en ap- prochait ainsi peu à peu... Le serpent sentit l'inégalité de ses forces, et em- ploya, pour fuir et regagner son trou qui était pro- che, cette prudence adroite, cette agilité calme qu'on lui connaît. ^lais l'oiseau , devinant son intention , s'ahattit tout à coup, d'un saut se jeta au-devant de sa re- traite, et l'arrêta court en lui présentant une de ses c^randes ailes terminées par une protuhérance os- seuse dont il se servait à la fois comme d'une mas- sue et d'un houclier. Alors le serpent se dressa furieux , les couleurs vives et bigarrées de sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d'or et d'azur... sa tète se gon- fla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ou- vrit une gueule menaçante en poussant d'affreux sifflements... Le secretari.s étendit une de ses ailes, et s'avança de côté contre son ennemi qui le guignait de l'œil , et faisait osciller son corps à droite ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l'oiseau. A un saut que fit ce dernier... le serpent s'abaissa tout à coup, et tenta de le mordre et de l'enve- lopper. . . Mais le serrelaris , livrant le bout osseux de ses ailes aux dents aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d'un effroyable coup de bec lui ouvrit le crâne. I,A VEILLE DES NOCES. 209 Le serpent agita violemment sa queue. . . en battit la terre... se roula... se tordit... finit par rester sans mouvement... et mourut. Alors l'oiseau , revenant à la charge , lui déchi- quetait la lele avec fureur, lorsqu'un coup de feu l'abatUt. .. Atar-(]ull tressaillit, se retourna, et vit au-dessus (le lui, sur une roche, Théodrick, son fusil à la main... Il Kh bien! Atar-Gull, — dit le jeune homme en se laissant glisser du sommet du rocher, — voilà de l'adresse, qu'en dis-tu? — Bien tué , bien tué , maître ; mais c'est dom- mage, car les secretaria nous débarrassent de ces mauvais serpents... tenez, voyez plutôt celui-ci... » El le noir montrait le repfile mort, qu'il tenait par la queue, et qui pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre... .. Diable!... j'en suis fâché... car nous sommes infectés de ces animaux, et je donnerais bien mille gourdes... pour qu'il n'y en eut pas un dans toute l'île... — Vous avez raison, mallre... car les bestiaux sont souvent mortellement piqués... — Oui, Atar-Gull, d'abord, et puis c'est que ma •Icnny a encore une effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu'aulrcfois ; car alors le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant... Son père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer celte frayeur... nous avons cent fois 11 210 ATAR.GULL. mis des serpents empaillés , morts , sur son pas- sage... aussi maintenant elle commence à les moins redouter... — C'est le seul moyen, maître, — dit Atar-Gulj ; — dans nos Kraals , c'est ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre ; mais j'y pense... en voici un... si vous l'employiez, maî- tre, ri dit Atar-Gull, dont les yeiix prirent une sin- gulière expression qui disparut aussi vite que la pen- sée... «mais il lui faut couper la tète, quoiqu'il soit mort... On ne saurait prendre trop de pré- cautions. — Brave homme! t dit Théodrick... Et, aidant le noir à séparer la tète du corps, afin que son innocente plaisanterie fût sans aucun dan- ger, la tète tomba. a Bien, — se dit Atar-Gull eu lui-même, — c'est 'une femelle... — Allons, — dit Théodrick, — dépèchons-nous d'arriver à l'habitation, afin qu'on ne nous voie pas... porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi... r L'habitation était tout proche ; Théodrick mar- chait le premier, et le noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane, qui s'affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du cadavre de ce reptile. Ils arrivèrent. . . La maison du bon homme \V il, comme toutes les demeures des colons, n'avait qu'un rez-de-chaussée r( lin premier l'tage. LA VF.ILLE DES NOCES. 211 Au rez-de-chaussée étaient les chambres do M. et (le madame Wil et de Jenny. (ne dou])le persienne et une jalousie les déren- daient de la chaleur dévorante du ciel des tropiques. Théodrick. .. s'approcha sur la pointe du pied, car il trouva la persienne à demi ouverte... Jenny n'était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa mère. . . Alors Théodrick, écartant le store, enjamba la plin- Ihe de la fenêtre, prit le serpent des mains d'Atar- (îull, qui, par une dernière mesure de précaution, voulut écraser encore le cou du reptile sur les dalles qui servaient d'appui au chambranle. Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la persienne et le store en place, puis se retira. Comme il se retournait vei's Atar-(iull, qui suivait tous ses mouvements avec une singulière at- tention... on lui saisit violemment le bras... u Ah ! je vous y prends, monsieur le séducteur, — dit une bonne grosse voix avec un bruyant éclat de rire ; c'était le colon... — Plus bas, monsieur Wil, plus bas, — dit Théo- drick, — .Jenny peut nous entendre... — Eh bien... monsieur l'amoureu\? — Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous aïons fait vingt fois... pour la guérir de sa malheureuse frayeiu'. ., — Vrni... un serpent, oh! la bonne fiirce ! ;ili ! ■212 ATAR-GULL. nous allons r'ivo, . . mais il n'y a rien à craindre au moins... — La tète coupée et écrasée en deux endroits... monsieur Wil... — Je suis tranquille, mon garçon... viens, nous allons nous cacher derrière la porte de la chambre, la !)ien tenir, et nous entendrons ses cris de Mélu- sine ^ 5) dit le bon homme en tâchant de marcher légèrement... pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une des portes de l'appartement de Jenny. li' autre porte donnait chez sa mère... El suspendant leur respiration, serrant le boulon de la serrure, échangeant de joyeux regards , ils attendirent... Atar-Cîull sourit plus que d'habihidc en se rendant à son service. C'était un ravissant réduit que la petite chambre de .lenny ! On voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là. — L'amour, l'idolâtrie que celte belle et douce fdle inspirait à son père et à sa mère étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d'un véritable enfant (jntè, comme on dit. Suivant l'usage , aucune tapisserie ne cachait les murailles nues , mais l'enduit qui les couvrait était d'un stuc si pur, si poli, si luisant, qu'on l'eut dit du plus beau marbre de Parus... LA VKlLLE DES XOCkS. -JAi Dans le fond se dressait un petit lit de bois de ci- tronnier, blanc , virginal , entouré d'une gaze trans- parente, soutenu par ([uatre colonnettcs de cuivre ciselé. Et puis, tout autour de l'appartement, on avait dispose des caisses d'acajou , assez profondes , sup- portées sur des pieds de bronze et remplies d'une foule de ces beaux camélias sans odeur que l'on peut conserver près de soi pendant la nuit... Enfin, de jolies cliaises, tissées d'une précieuse ccorce d'arbres , reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus variés dans leurs cou- leurs vives et brillantes qui l'cmaillaient comme un parterre. Le jour n'arrivait que faible et douteux au travers des jalousies , des persiennes et des stores de soie... seulement la fenêtre était entrouverte à cause de la chaleur. Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce senteur, quel parfum de jenne 1111c , quel aspect candide , qui réjouissaient l'àme. Ce petit lit si frais, si blanc , ces murs polis et ces Heurs étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse , ces vêtements de fête jetés çà et là , ce petit miroir et cette croix sainte, ces rubans et ce rameau bénit, ces simples bijoux, en un mot tous ces riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une vie de bonheur, d'innocence et d'a- mour. . . La porte s'ouvrit , et Jenny entra. ■m ATAU-GLLL. Sa mère, qui l'acconipaguait, avait teiidreiiient lie son bras à la souple et gracieuse taille de sa lille , qui, tout en marchant, appuyait sa tète sur le sein maternel. . . « Allons, recouche-toi, dit madame W'il, nous avons prié ; il est encore de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus... je suis sûre que tu as mal dormi... n Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d'elle... u C'est vrai, maman, j'ai peu dprmi... car le bon- lieur, vois-tu. . . empêche de dormir. . . je l'aime tant. . . il est si bon pour toi, pour mon père... mon Théo- drick. .. — dit la jeune fille d'une voix argentine et pure , eu baisant les cheveux gris de sa mère qu'elle mêlait en souriant aux grosses boucles de sa belle chevelure blonde. — Fiuis donc, Jenny, tu me décoifles toute... — Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux . et que tu eusses les miens... — Oh! la folle... je vais la battre ,... — disait la bonne mère en tapant légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes... — Mais oui, maman, car alors tu serais jeune... moi , je serais vieille,... et ainsi je mourrais avant toi... î) Va ses deux bras caressants attiraient sa mère, (pii détournait la tête pour que sa lille ne vît pas les lar- mes de tendresse qui roulaient dans ses yeux... LA V LILLE UES NOCES. il& * Ahl maniaii... lu pleures... mon Dieu, t'auruis- jc l'ait de la peine?... ' Et Jenny, les jeux suppliants , les mains tendues, regardait sa mère avec anxiété. it Cher, cher enfant adorée... n murmura madame U'il , en couvrant sa fdle de ces baisers maternels qu'on payerait par des années de souffrance... quand on n'a plus de mère!... Cette expansion un peu calmée , madame W il se retira en ordonnant à sa fille de dormir encore un peu... « Je dors , maman , y répondit-elle en s'étendant .•^ur son lit et en fermant tout à coup ses beaux yeux ; mais un malin sourire qui errait sur sa bouche dévoi- lai! son vilain mensonge. La porte de la chambre de sa mère se referma. . . Alors Jenny ouvrit un (eil altentif, puis l'autre, dressa sa jolie tète... son corps... écouta... les yeuv grands, grands ouverts, conmie une jeune biche auv aguets, et, n'entendant rien, fut d'un bond auprès d'un petit meuble surmonte d'une glace. Puis elle prit dans ce meuble des rubans, des llcurs, de la ga/e, .. et, chantant à demi voix la chan- son que Théodrick aimait tant, elle essayait la coif- fure qui plaisait aussi à Théodrick. ^ Voyons, disait-elle, il faut qu'aujourd'hui je me lasse belle ; mais demain... oh ! demain... Quel beau jour... quel bonheur... et pourtant le cœur me bat l)ien fort (piand j'y pense , mais ce n'est pas de 216 ATAR-GULL. frayeur... non... je ne crois pas... ô mon Théodrick ! serai-je bien comme cela, dis?... s Et elle s'approchait si près , si près du petit mi- roir, pour juger de l'effet de la fleur, de la gaze qui devait tant plaire à son amant, que sa pure et fraîche haleine ternit d'une légère vapeur la surface brillante de la glace. Alors , elle , promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée... y traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick... Un léger frôlement qu'elle entendit du côté de la fenêtre la fit tressaillir... elle tourna vivement la tête... les joues colorées, toute honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus chers. . . ]\Iais lout à coup ses lèvres pâlirent... elle jeta violemment ses mains en avant. . . essaya de se lever. . . mais ne le put... Elle retomba sur sa chaise, agitée d'un affreux tremblement. . . La malheureuse enfant venait de voir la tète hi- deuse d'un monstrueux serpent qui se glissait à tra- vers la jalousie et les persiennes , soulevait le store et s'avançait en rampant... Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre. La disparition momentanée de cet affreux reptile semblant donner des forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie , s'y cramponna , tâcha de l'ouvnr eu criant : k Au secoiu's ! ma tnère... au secours!... un serpent... » LA VEILLE DES XOGES. 217 Impossible... Son père , sa mère et son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny entendit la joyeuse voix du ])on homme \l il qui disait : tt Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t'apprendra à avoir peur... petite folle... il ne te mangera pas... sois donc raisonnable... mon Dieu! que tu es enfant! — Prends cela sur toi , ma Jenny, dit sa bonne mère... une fois guérie de la peur, c'est pour tou- jours... Allons, sois frcntille... i> Jusqu'à sou Théodrick qui ajouta : « C'est moi , ma Jenny, c'est moi qui ai tout fait , et tu me don- neras pourtant un beau baiser pour ma peine , car c'est pour ton l)ieu , ange de toute ma vie... v Ils croyaient, eux autres, qu'il s'agissait du serpent mort qu'ils avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient... Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte... Le serpent venait de déborder la caisse , et sa (jueue était encore au milieu des fleurs, que sa gueule entr'ouverte , qui bavait l'écume, béait sur Jenny... Il s'approcha... vit sa femelle morte... écrasée sous la petite table, et poussa un long sifflement sourd et caverneux. Il entoura avec une inconcevable rapidité les jambes, le corps, les épaules de Jenny, qui s'était évanouie... ilb AIAR-GLLL. Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune tille. Et là , se repliant sur lui-même , il la mordit à la jjorge... La malheureuse , rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les yeux et ne vit que la tète grise , sanglante du serpent et ses yeux, gonflés de rage... qui flamboyaient. « Ma mère , ô ma mère !... t cria-t-elle d'une voix éteinte et mourante... A ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible et strident, répondit... Et l'on put voir l'affreuse figure d'Atar-Gull qui §pulevait un coin du store comme avait fait le serpent. Il riait, le noir !!! Jenny ne criait plus... elle était morte... u Ouvrons-lui. . . car la peur, trop prolongée, poui- l'ait devenir dangereuse... » dit le bon homme W'il , cédant aux soUicitations de Théodi-ick et de sa femme... Il voulut ouvrir. . . Il ne pouvait... le corps de sa fille gênait... Il donna une violente secousse, et le cœur lui manquail... lorsqu'il se précipita dans la chambre , suivi de su femme et de Théodrick , tous deux dans un effroyable état d'agitation... Ils \irent leur lille... morte... Et con)me ils entraient, le serpeni disparaissait par la fenèh-c... LA VEILLE l>KS XOliES. 211' A. B. Il reste à expliquer ce l'ait, historique d'ail- leurs, et la part qu'Atar-fîull eut à cet événement Ira.f^lique. Connaissant, comme tous les nègres, les habitudes des animaux de la contrée , il eut un rayon d'espoir quand il proposa à Théodrick de porter le serpent mort dans la chambre de Jenny. Il savait que ces animaux s'accouplaient toujours , et que le maie rentrant dans son trou, et ne trouvant plus sa lemelle, la chercherait et suivrait peul-èlrc sa piste. Aussi eut-il le soin , comme on l'a dit, de prendre la lemelle par la queue, à cette lin que la partie sai~ j{nanle, écrasée, traînée par terre, laissât une trace, (in fumet, capables de guider le mâle... Ce qui arriva... Ke mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa lemelle, suivit la piste, arriva au pied de la Icnètredu rez-de-chaussée, où le nègre, par un excès d'inrernale prévision, avait encore écrasé une partie (lu corps, grimpa, souleva la jalousie... entra dans la chambre, étrangla Jenny et regagna son antre. Alar-Gull avait calculé juste : la haine se trompe; larement. -220 ATAR-GLLL. CHAPITRE IV. LE D E P A 11 T. Ali ! jVn ]>ci(li'ai la \ie ViW la douleur que j'ai. E. ScKlBK. C'était quelque vingt jours après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses rayons obliques , traversant les jalousies de la chambre de madame Wil, inondaient cette pièce d'une lumière vive et dorée. Au fond, une femme était couchée dans un lit, soigneusement entouré d'une moustiquaire , et un vieillard vêtu de deuil soutenait la tète de la ma- lade en lui faisant respirer un cordial. Un nègre , armé d'un long éventail de plumes , chassait les insectes qui auraient pu importuner ma- dame W il. Car c'était elle qu'une bien affreuse maladie , cau*^ sée par ses chagrins, avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme. Fille ouvrit les yeux... et son premier regard fut pour son mari, l'honnête Wil, qui attachait sur elle un œil attendri et inquiet. K Je me sens mieux, quoique bien faible, juon LE DEPART. 221 ami... — dit-elle d'une voix Lasse et ciTuse... à son mari... — du courage. » Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa (ristement la tête en signe d'approbation et serra la main tremblante de sa femme. C'est que le malheureux avait éprouvé une émo- tion si violente à la vue de sa fdle morte, qu'il n'a- vait pu jeter un cri ; lors de cet affreux événement , sa langue avait été frappée de paralysie , depuis il était resté muet. Madame W'il comprit son regard, car elle reprit : u Du courage, pourquoi?... la mort, mon Dieu, ne m'effraie plus... je la désire, au contraire... car au moins je pourrai revoir bientôt... .lenny... « Kt en prononçant ce nom , la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu, qui sembla user le reste de ses forces... AI. Wil, aidé d'Atar-Gull qui pleurait, eut encore recouis à son flacon. Elle revint à elle. . . i; Pardon, mon bon W il , je t'avais promis de ne |)Ius prononcer le nom de notre fille, je sais quel mal cela te fait , ainsi qu'à ce digne serviteur je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut i-en(h'e de tels services : vingt et un jours sans dor- mir, et veiller, sans compter les périls qu'il a courus en allant à la recherche de Théodrick... Kt ta bles- sure va-t-elle mieux, i\tar-(îuH ? — demanda ma- dame W il d'une voix faible... 2i-2 ATAR-GULL. — Bien, très-bien, ma bonne maîtresse... mais ne parlez pas... ça vous fatigue. — Et dire, — murmura-t-elle, — que Tbéodrick a disparu sans qu'on puisse savoir comment , depuis le jour fatal où il s'est précipité hors de la chambre à la poursuite de cet affreux serpent ! » i Le colon , agenouillé près du lit de sa femme , priait, la tète cachée dans ses mains. Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir. tt Maître. . . maître. . . la maîtresse se meurt. » La pauvre mère, en effet, s'affaiblissait à vue d'œil, tous les ressorts de cette àme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de sa fdle. Elle touchait à son dernier moment. Elle fît signe qu'elle désirait parler... Le colon et le nègre écoutèrent silencieux , à ge- noux. - Mon ami, — dit-elle d'une voix éteinte et mou- rante, — quittez l'île... les pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux , d'une partie de vos esclaves , vous a causées rendent ce dépari nécessaire ne songez pas à y rétablir votre for- tune trop d'amers souvenirs vous tueraient ici... réalisez le peu qui vous reste de notre bien el partez emmenez Atar-Gull c'est un ami dé- voué... allez en Europe... W il. .. c'est la prière d'une mourante... ne me refusez pas... jurez, prometlez- le-moi... au nom de ma Jenny... ]\\\o ;iv;iil .111 plus encore une minute m vi\ re. LE DEPART. i?2;î Le colon (enait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée et sanglotaif. A un mouvement que fit madame W'il, Atar-CJuli s'approcha d'elle pour relever le chevet de sa maî- tresse. Et il se remit à genoux pour soutenir le corps dé- faillant de madame \\ il, en disant tout haut : u Pau- vre bonne maîtresse... pauvre maîtresse... -d Alais une horrible expression de joie, qu'iln'avait pu cacher eu regardant sa maîtresse mourante , ter- rifia madame W'il, et l'admirable instinct de son cœui' lui révéla tout à coup l'atroce hypocrisie que cett(» joie venait de trahir. Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux... se dressa roide sur son séant, et cria d'une voix strangulée en jetant ses bras en avant avec un indéfinissable accent de terreur : tt W'il... Wil... Atar-Gull... ne... Jemij... » ses forces la trahissant, elle ne put achevei-. M. W il fit un signe d'approbation , croyant qu'il s'agissait de la promesse d'emmener Atar-Gull c: Père, père, — dit bas Atar-CiuU, — les victimes ne te ^manqueront pas là-haut ; la vengeance com- mence. D On arracha AI. V\ il de la chambi-e de sa femme. Atar-duU lit pour lui ce qu'il avait fait pour ma- dame U il, le veilla , le soigna avec tant de zèle , (l'abnégation de lui-même, que le gouverneur, vou- lant hii donner une marque d'estimeprobanle, ajouta de sa main, sur son acte d'alfranchisscineni , qui fui 224 ATAR-GULL. demandé par le colon, les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux attachement pour ses maîtres. Enfin , deux mois après la mort de sa femme , M. \\ il réalisa le peu qui lui restait, paya ses dettes, et s'embarqua avec son fidèle noir pour Portsmouth, sur la frégate le. Camhrian , qui retournait en An- gleterre. CHAPITRE V. RE \C ONT RE. In bienfait n'est jamais perdn. Proverbe populaire, a Allons, allons , que diable, un peu de courage , monsieur \\ il , — disaif le docteur au silencieux et faciturne colon... — Prenez un peu sur vous, je sais (jue tout cela est affreux ; mais enfin ça est , ainsi soyez raisonnable ; si le temps nous favorise , dans un mois nous serons à Portsmouth : depuis cinq jours que nous avons quitté la .Jamaïque , le temps nous favorise la brise est faite, nous entrons dans les vents alizés et tenez , un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci, ça donne espoir el courage Quant à votre infirmité , ça ne \.?ui pas durer, votre mutisme cessera c'est une émo- UKXCO.XTUE. 2-25 (ion lorlc qui l'a causée, il y a toujours du vc- inèdf. 'I Ainsi parlaif le bon ci jovial docteur du ('.ninbriuii, en montrant à .AI. W'il le silla'je rapide de la fréjjate , qui prouvait la vérité de son asser- tion, car ils étaient assis sur le couronnement et pas- saient le temps à faire ce que d'aucuns font si sou- vent à bord , à regarder passer l'eau. Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d'un rejjard, et secoua tristement la tète en montrant le ciel et en s'essuyant les yeux au souvenir de sa lémme et de sa fdlc. Et le docteur allait recommencer toutes ses ba- nales consolations, quand Atar-(jull parut sur le pont, portant une petite tliéière. .. tt Tenez , maître , — dit-il respectueusement au colon , — voici le tilleul et le tamarin qu'on vous a ordonnés. ) M. Wil fit signe qu'il n'avait pas soif. « C'est égal , maître , — dit le noir avec cette in» lonation grondeuse qui sied si bien aux serviteurs dévoués, — c'est égal... ça vous fera du bien... u'est- il pas vrai, monsieur le docteur? — (iCrtainement buvez buvez, monsieur Wil. •; Et le colon but la potion , forcé d'obéir à cette coalition de volontés, et remercia du geste son fidèle S' rviteur. Ccî m'iv I air d'un bien l»ia\c doîncsticpu' , - dit le médecin. 15 226 ATAR-GULL. Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains , comme s'il eût dit : a un ange , docteur. » tt ïni bien ! dites donc du mal des nègres après cela! » Le colon haussa les épaules. Atar-GuU revint ; mais cette fois ce fut pour ap- porter à Wil une tabatière pleine, dans le cas oii celle du colon eût été vidée. . , Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d'œil approbateur du médecin. a Hein. . . quelles attentions ! — disait l'un. — Parfait ! admirable ! n répondait l'autre, u Pendant cette muette pantomime, Atar-Gull, iso- lant les rayons visuels en mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l'horizon avec attention , et s'écria tout à coup : Il Maître, là*bas, tout là-bas un canot... •) Le docteur et le colon redressèrent la tète, suivi- rent des yeux la direction que le noir leur indiquait et ne virent rien. il Tu te trompes, mon garçon, — dit le médecin, — mais demande une longue-vue au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes, d Et en effet , après deux minutes d'observation , le docteur s'écria : K II a, pardieu, raison, monsieur Wil; c'est une petite embarcation... et, si je ne me trompe, on voit Un homme dedans... Timonier... prévenez donc l'oflicier de quart. ^ — Regardez, — dit le docteur à ce nouveau venu, RENCONTRE. 227 — un canot abandonné en pleine mer qu'est-ce que ça peut être ? — Sans doute le reste d'un équipage qui aura péri il a besoin de secours sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la permission de faire porter sur lui... d L'officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier : « Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas... ') Plus la frégate approchait, plus on voyait distinc- tement ce petit canot : il était sale, presque démem- bré , et l'homme qui le montait semblait vider l'eau qui allait' peut-être le submerger. Le Camlirian mit en panne à une portée de pis- tolet... et le héla en anglais. L'homme du canot fit signe qu'il ne comprenait pas... « Appelez ce marin qu'on a recueilli, et qui s'est engagé comme matelot avec nous, — dit le lieute- nant, — il parle espagnol et français... il le com- prendra peut-être... s Le (ji'cmd-Sec monta sur le pont ; on le mena sur l'arrière, en lui désignant l'homme et le Canot... Alais le malheureux pâlit... bégaya... et tomba à la renverse. . . Il venait de reconnaître... Brulart. Et le bon homme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs... Et Atar-Gall aussi avait reconnu celui qui parla- -228 A T A R - G L L L. j^eait avec le colon toute sa haiue africaine : mais , fidèle à son système, Atar-GuU resta calme et l'roid. . . Le bon homme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la reconnaissance. Or, le Grand-Sec désira parler en secret à l'in- stant même au lieutenant Pleyston , qui entendait le français ; et , comme il se rendait chez cet officier , Brulart montait à bord avec l'habitude et l'agilité d'un bon marin. Brulart était toujours dans sou costume ; mais il portail avec lui son précieux coffret , et fut aussitôt entouré par l'équipage du Cambrian, qui le regardait avec curiosité. . . Gomme il s'apprêtait à parler... il se sentit saisir par derrière. Et il tomba sur le pont en blasphémant, et deux minutes après, il était garrotté, enchevêtré , connnc il avait jadis garrotté ce pauvre Glaude-Borromée- Murtial. . . Et ou le transporta , malgré ses cris , dans la grand'chumbre du conseil , où il vit l'état-major de la frégate rangé autour d'une table , et d'un coté le Grand-Sec^ qu'il reconnut aussitôt, et de l'autre le bon homme Wil... auquel il fit un salut amical... u Interrogez-le , — dit le commandant, — et vous , commissaire , écrivez ses réponses , car heu- j'cusemcnt voici le lieutenant Pleyston qui nous scr- V ira d'interprète. •' Le petit coirmiissairc prépara sa pluiiic , et de- REXCOXTRE. 22<) manda trois fois si 1p monstre était solidement at- taché. L'interrogatoire commença. . . LE MEUTEXAXT. — Tu dols reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si cruellement jeté à la mer ? BRiir.ART. — C'est le Grand-Sec... un de mes arjneaux. i.E LiKi TE\A\T, — A la bounc heure ; mais ce que tu ne reconnais peut-être pas , c'est cette fré- gate, qui t'a donné la chasse et que tu as manqué de faire couler par ton infernal brûlot... mu I, ART, acec Hnnnement et s(disfnction. — Ah... bah... comment! c'est vous qui arez goûté de ma mécanique. . . ah ! bon. . . bon. . . {d'une voix sourde) . — Je comprends maintenant; mon affaire est sûre. . {ÏI fait arec sa main le geste d'être jJendu). i,E MEiTEVA.VT. — Un pcu... ainsi tu avoues... )uu i,\KT. — Tout... Je n'avouerais pas, que vous me pendriez la même chose... i.K MKiTEVAVT. — Commcuf f'cs-fu trouvé seul dans ton canot?.., liRi r,Ai{T. — Alon équipage s'est blasé, fatigué de moi : en un mot, il s'est révolté , par les conseils de mon second ; un chien maudit (jui s'appelait le Borgne... On m'a garrotté, descendu dans ce canol avec deux jours de vivres , un fusil et du plomb, et ils m'ont laissé en pleine mer... C'est une plaisan- terie comme j'en ai fan( f;ii( moi-même. a30 ATAR-GULL. LE LIEUTENANT. — Tu n'as l'ieii ù dire autre chose? BRiLART. — ^la foi, non, si ce n'est de vous dépê- cher le pkis tôt possihle, car c'est un vilain rêve. LE MEi'TKXAX'T, à part. — Il appelle ça un rêve ; à la bonne heure. Alors , mon garçon , élève ton âme à Dieu ; car, avant le coucher du soleil, tu se- ras pendu. BRULART. Suffit... LE LIEUTENANT. — Emmenez-le , conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux mains... A propos... (|u'est-ce que ce coffret?... diable! une couronne de comte... un vol... encore. BRULART , riant. — In vol.... ce sont, corbleu, bien mes armoiries , ù moi, mes gentilshommes ! LE LiEiTKXAXT. — Ah! mou Dicu , quel joli fla- con... voyez donc ce qu'il contient, docteur... LE DOCTKiR. — Del'opium... c'est de l'opium... LE LiELTEXAXT. — Voudrait-il s'empoisonner?... LE DOCTELR. — Oh! avec ceci, il s'endormirait tout au plus, mais pour s'empoisonner, diable, il en faut davantage... BRILART. — Laissez-moi ce coffret , je n'ai que cela, vous le prendrez après; d'ailleurs examinez- le, vous verrez qu'il n'y a aucune arme : on ne re- fuse pas ordinairement un condamné... ainsi. LE LIEITKXAXT , n' advesscint au commandant. — Il demande qu'on lui laisse ce coffret , le docteur assure qu'il n'y a aucun danger. LE cojniAXDAXT. — Laisscz-lc-lui. RENCONTRE. 231 i.K LiELTEVA.VT. — Tiens, et grand bien te fasse... Emmenez-le, vous autres... On l'emmena, le commissaire lut les demandes , les réponses ; on mit aux voix , et le corsaire fut condamné à l'unanimité à être pendu à la grande vergue du Crimhvian, au coucher du soleil. On descendit Brulart dans la calle , il était onze heures. — L'exécution était pour six. A trois heures il but ce qui restait dans son fla- con, et retomba bientôt endormi sur le plancher froid et humide de la cale. Rt, toujours sous l'influence de l'opium , il rêva, ■2:U ATAR-(ULL. CHAPITRE VT. s 0 \ (i E. Laisse la Tliessiilip , Loicnzo, rpvt'illp-toi... vois Iffc rayons du soleil levant qni frappent la ti-te co- lossale de saint Charles. — Kconte le bruit da lac qui vient mourir sur la ^rêve an pied de notre jolie maison d'Arona. — Respire les brises du matin qui portent sur leurs ailes si fraîches ton» les parfums des jardins et des îles , tons les murmures dn jour naissant. Charlks Xodif.p.. — Sinnrrn. Vous en parler bien à votre aise , répliqua le bandit ; si, comme moi, vous aviez été pendn... — Pendu, vons? — Pendu... .Il i.rs .Taxiv. — / ■^fl*■ mort. 0 mon anfje ! veillez snr moi. A. M. — Homaiice Dans ce rêve 11 était rajeuni. Il avait seize ans. Une de ces ravi.ssantes figures de jeune homme , douce et pâle , avec de grands yeux mélancoliques parfois i[ui s'animaient pourtant d'un feu inconnu. Il était aspirant de la marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du Ci/(/Nr^ un brick leste et joli comme son nom. Il s'é\ eilla en disant : s 0 \ G E. 233 « Me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid... Ah!... quel canchemar !... r Et, mollement balancé sur son hamac , il ne dor- mait plus, il pensait à je ne sais quelle grande et no- ble dame qu'il avait vue à Brest , je crois. , . et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se jouail autour de cette charmante image... C'était sa taille de reine. . . son regard imposant et ses grands sourcils noirs , dont il avait peur , le naïf jeune homme... sa main douce et blanche qu'il toucha une fois... une seule... et qui lui fit éprouver une commo- tion si singulière... à la fois voluptueuse et cruelle... Et puis , à ce souvenir , ses artères battaient , sa tète brûlait, ses yeux se noyaient de larmes. c ^lon Dieu, mon Dieu, — disait-il en se tordant sur son hamac, — que je suis malheureux... Quelle existence ! l'Océan , toujours l'Océan ! des matelots rudes et sauvages , des visages durs et repoussants , une vie de froid égoïste , une vie de prêtre , sans amour et sans femmes! Et pourtant le cœur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait tressaillir... J'éprouve un immense besoin de souf- frir, de pleurer aux pieds d'une femme ; je n'ai plus (le mère, moi !... seul, isolé, il faut bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me plaigne ! ^ Et le canoti tonnait tout à coup. Alors il se jetait à bas de son lit, prenait ii la hâte sa veste bleue avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa liaclu' luisante, son cbapcau ciré, ([iii 234 ATAR-GULL. cachait sa chevelure brune , bouclée comme celle d'une jeune fille, et il courait sur le pont... En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un hardi et intrépide enfant, le premier au feu, à l'abordage; oh! une àme forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe effémi- née... et plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais. Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée ; le joli brick le Cygne était attaqué par mie corvette anglaise, et des grapins de fer liaient ces deux bâti- ments l'un à l'autre. L'abordage. . . l'abordage 1 Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'as- pirant s'élançait une hache au poing ; à sa voix, l'é- quipage se rallie , les rangs se serrent , et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il débordait. .. Le capitaine du brick. . . mort , — le second , mort , — l'équipage , mort ; — il ne restait que lui , le jeune enfant, et quelques matelots d'élite. Il mit le pied sur le bâtiment ennemi... On se presse, on se heurte , on écrase les mourants , le sang coule , le canon vomit la mitraille, l'aspirant lui-même... tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise... mais de son coup de poignard il a renversé le ca- pitaine. L'Anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant ! !\ïais sa blessure est grave , et l'on se dispose à rentrer dans le port afin de réparer le navire. SONGE. 235 Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête jetait le brick sur des rochers. l'ne énorme lame emportait l'aspirant , le préci- pitait, meurtri, sanglant, sur le rivage... Et il se levait avec peine , et cherchait un asile dans une caverne qu'un éclair lui faisait découvrir. Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux et les granits qui couvraient le sol. ]\Iais une lueur douce et rose venait tout à coup se jouer sur les facettes des brillants stalactites. Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de diamants , de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes. Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse. Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or , était relevé par des émaux diaprés ; une tuni- que blanche, un voile bleu, brodé de fleurs d'ar- gent et de perles , puis des brodequins couleur d'a- zur formaient son noble vêtement. a Je t'attendais , — disait la divinité en faisant asseoir l'enfant près d'elle : — vois , cet empire est le mien , quand je le veux les tempêtes grondent et mugissent ; d'un mot , je fais pâlir les marins les plus intrépides : c'est par ma volonté que ton vais- seau s'est brisé sur les rochers... je voulais te voir.,. 236 ATAR-r,lLL. car tu es mou fils... tiens , juge, et sois fier de la puissance de ta mère. ? Aussitôt un bruit affreux se fait entendre , toute lumière disparaît , un froid mortel se répand dans la caverne , la terre tremble , les voûtes sont ébran- lées , c'est le vent du nord qui rugit , et dont les lu- gubres sifflements retentissent d'échos en échos... L Je veux que le calme renaisse , — dit la divi- nité , — et qu'il vienne caresser mon fils. - Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière , un bruissement léger comme ce- lui du feuillage qu'une faible brise agite et balance , remplacent cet horrible ouragan. In joli nuage , ressemblant à de l'air condensé , mélangé d'or , de pourpre et de soleil , chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait au mi- lieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur , en éblouissante clarté. Le jeune homme , entoure de cette vapeur trans- parente et embaumée, se fondait dans un océan d<' délices ; son état d'extase se rapprochait de toutes les sensations , de tous les sentiments , de toute es- pèce de jouissance. Et la divinité se penchait à son oreille en lui di- sant : « Ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès (le celui que tu goûteras auprès à' elle ^ car elle t'ai- mera... car tu es un de mes fils : je le laisse sur hi (erre , mais je veille sur Joi. .. - su Mil-:. ■26'! El la divinifo le buisail au Ironl... cl toul dispa- raissail... Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, c(ui- \erl d'édredon, entouré de «places et de soie, sa tète reposait sur de magniliques dentelles , et elle était là, celle dont le souvenir l'avait tant de fois mis hors de lui. Celle qui devait l'aimer , avait dit la divinité. Elle était là, à genoux, près de lui, une cuil- lère d'or à la main , ses beaux sourcils un peu fron- cés par l'inquiétude , lui offrant un cordial suave et parfumé. u Oh ! mon Dieu , — dit-il , — oh ! madame , c'est vous... mais où suis-je?... j'ai donc fait un rêve ?. . . cette éblouissante caverne. . . cette divinité. . . — Pauvre enfant, remettez - vous , — dit la jolie femme. — Lu affreux coup de vent a brisé votre navire , des pêcheurs vous ont trouvé presque mou- i-ant sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici , chez moi, à Brest ; mais votre blessure était si grave , si grave , que j'ai demandé comme une faveur de vous soigner. — Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure... -^ l'^t il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses beaux yeux timidement baissés. . . E» elle se disait en souriant : ^ Il a l'air d'une lille, <•( pourtant si jeune , si joli , tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au feu, tremblait à 238 A T A R - G U L L. sa voix... comme je tremble moi-même , — pensa- t-elle en rougissant. — Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester longtemps ici ?. . . — Jusqu'à ce que votre guérison soit complète , mon enfant... — Ah ! . . . D dit-il — en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit connaissance... Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces. tt Grand Dieu... il se trouve mal... ?> cria la jolie femme en se pendant à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu pâle, mais cette pâleur lui allait si bien... disait la dame aux sourcils noirs. Et un jour qu'il rêvait , assis dexant un beau por- trait de cette ravissante personne , elle entra. Elle ne lui avait jamais semblé plus belle. u Arthur,... — lui dit-elle en se plaçant sur lui doux sofa , — j'ai une bonne nouvelle à vous an- noncer... venez près de moi... mais ne tremblez pas , comme toujours... :; Le jeune homme n'osait levei* les yeux , et son cœur battait bien fort. . . a On vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir , et après vous viendrez prendre pos- session de votre nouveau grade... ces trois mois, — ajouta-t-elle à voix basse... — nous les passerons... à ma terre... le voulez-vous .\.. » SOXGE. 239 Arthur pâlissait et restait muet... il ne pouvait croire à tant de bonheur. « Comme vous n avez ni parents , ni amis , j'ai cru pouvoir prendi'e cette décision sans vous con- sulter... Allons, Arthur, ne tremblez donc pas ainsi ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant?... t Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle... n. Oh! oui, — dit-il en tombant à ses genouv , — oh! oui, vous êtes tout pour moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt... je vous aime de toute la tendresse que j'ai dans le cœur , je vous aime comme une mère , comme une sœur , comme une amie; ô vous... toujours vous... tous serez mon Dieu, ma religion, ma croyance... » Et Arthur, hors de lui, baisait les genoux, les mains, les pieds de la jeune femme, dont le sein palpitait.;, et qui disait d'une voix émue... u Arthur... mon enfant..; je crois à Votre reconnaissance... j'y crois.;, linissez... Arthur... j Et il se trouvait à la terre de sa protectrice. C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, Une solitude profonde, un parc entouré de hautes mu- railles , pas d'autres valets qu'une vieille gouver- nante dévouée et un jardinier sourd. Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une inconcevable impatience. Les appartements de ce château étaient vastes ■2^0 ATAR-GLLL. et ;]otliiquL's , mais commodes , retirés , silencieux. El il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques fauteuils si bons et si moelleux. Vêtue d'un blanc et Irais peignoir de mousseline C'est qu'à ce moment de son rêve on pendait réellement Brulart à hord du Camhrian , et que le poids de son corps , pesant sur la corde qu'on avait passée au hout dehors de la h'égate avait opéré la strangulation. Ahîmé dans l'état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa dose d'opium , et qui , sans être le réveil ni le sommeil , l'avait plongé dans une es- pèce de somnamhulisme, il avait suivi machinale-» ment ses guides à moitié endormi, appuyé sur eux ^ les yeux ouverts, sans voir, s'était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère atten- tion , plongé qu'il était dans les délices de ses son- ges merveilleux. Alors qu'on pendait le corps l'esprit était ailleurs. Somme toute, il mourut dans une ravissante extase de plaisir. Va le docteur remarqua comme un pliénomène 10 ■i;-l ATAK-GLLL. physiologique que la physioDoinie du patieut , jus- que-là froide et immohde, pril , au momeut de la strangulation, ime inconcevable expression de bon- heur. Cette parlicularité repose sur la nature du songe de Brulart et sur des effets propres à la pendaison. (l oir le Diclionnaire des Sciences médicales.) Jusiice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets aux pieds. Le reste de la traversée n'offrit rien de remar- quable , et le Cdinlnifut toucha les côtes d'Angle- terre au bout de quarante jours de mer. Atar-Gull débarqua avec son maître. Le comman- dant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus flatteurs en faveur du nègre , qui, par ses soins pour le malheureux Wil, avait excité la sym- pathie de tout l'équipage. Alais AL W il ne resta pas longtemps eu Angle- terre ; ses ressources étaient modiques ; et, sni\ ant les conseils d' Atar-Gull et du docteur , qui venait (juelquefois le voir à Portsmouth , il partit pour la France, où l'on vivait à bien meilleur marché , lui disait-on. a Enfin , — se dit Atar - Gull , — je touche au moment de compléter ma vengeance... Oh!... elle sera terrible et longue surtout... J'aurais pu le tuer... mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la \ie que je lui prépare... » MX 1)1 I.IVKK Ci.VQllK.Mt, LIVRE SIXIEME. CHAPITRE 1^'. I, .\ K L K T IKEC H AI'K. 11 y a dans mou cœur uii levain iioiiible di' nuautc. — Je voudrais que ceux qui ont fait souf- frir les autres souffrissent une fois tout ce qu'ils ont fait souli'rir. Je voudrais que celte impression fût déchirante, et profonde , et atroce, et irrésistible. — Je voudrais qu'elle saisît l'ànie comme un fer ardent ; Je voudrais qu'elle pénétrât dans la moelle des os comme un plomb fondu ; je voudrais qu'elle enveloppât tous les or'janes de la vie comme la robe dévorante du centaure ! Ohari.ks Nopikr. — Itoi lie Hokêine. Enliu, mon enfant, ce bon serviteur, non content de prodiguer au vieillard les soins les plus lou- chants , le nourrissait de son pain , ce qui vous prouve qu'on ne doit jamais rudoyer les domes- tiques. Contes à Lulo, par un académicien. — Edition larp. Ki^urcz-vous une de ces noires et antiques mai- sons du vicu\ Paris, située vers le milieu de la rue Tireehape. . . — \enf étages, je crois , couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et som- bres , escalier raide , obscur, véritable labyrintlir^ dans lequel on ne peut se guider qu'au moyeu d'une ijrosse corde à puits, yrasse et luisante de létuslé... 244 ATAR-GLLL. puis une république d'industrieux prolétaires, allant, venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées et entassées au-dessus les unes des autres comme les cases d'une ruche à miel. Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de fatigue, une portière vieille, éden- tée , hargneuse , bavarde , un de ces types si admi- rablement mis en reUef par notre Henri Monnier. Il était nuit ; un homme assez âgé , vêtu de noir, descendait péniblement les hautes marches de l'es- calier, étreignant avec force la bienheureuse corde à puits. La portière , entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait dans la maison, ouvrit brus- quement le carreau de son antre, et y passa d'abord son vilain bras jaune armé d'une chandelle fétide , puis sa figure fâcheuse et renfrognée... tt Qui descend là?... répondez donc... c'est des heures indues... ^ C'est moi, c'est moi... le docteur... t> dit une voix de basse-taille. Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de glapissement amical... « Ah ! mon Dieu, c'est vous, monsieur le docteur; mais il fallait m' appeler pour éclairer... Eh bien ! comment va-t-il le vieux muet ? Il est dur à partir celui-là... en a-t-il encore pour longtemps ? — dc- raanda-telle en se mettant devant le docteur, ahn d'obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le corps. LA RUE TIRECHAPE. 245 — Comme ça il va tout doucement, madame Bouj^nol... — C'est pourtant pas faute de soins , — dit celle- ci d'un air reiéche... — c'est qu'il s'entête alors, car il a son nègre , M. Targu, que c'est une adora- tion d'homme, quoi , de voir comme il s'oublie poiu- son maître... — Il est vrai que c'est un bien fidèle serviteur... il ne le quitte pas d'un moment... — Ça n'empêche pas qu'il est encore bon enfant, le nègre, de rester comme ça domestique d'un vieux grigou qui ne lui donne rien... puisque c'est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c'est encore du propre... — C'est un vertueux domestique , madame Bou- gnol , et c'est un exemple que les autres ne suivent malheureusement pas toujours... — Et puis que ça doit être une fameuse scie un muet... pas le moyen de causer... mais ,, après tout , il parlerait que ça serait tout de même , car on dirait que son nègre a peur qu'on ne lui mange son maître ; personne ne peut l'approcher. — C'est qu'il est apparemment jaloux de son af- fection , D dit le médecin , fatigué de la longueur de la conversation et cherchant à passer adroitement entre le mur et la portière. Mais celle-ci, qui Te guignait de Yœil et suivait tous ses mouvements, faisant toujours face à l'enne- mi , rendit cette tentative inutile, et continua. tt^Ionsieur, (|uelle est donc sa maladie, i\ ce 246 ATAR-GILL. pauvre vieux ? esf-ce xrai qu'il est fou?... Pendant les deux premiers mois qu'il est venu loger ici , il se portait comme un charme , et voilà près d'un an qu'il est si malingre qu'il n'est pas descendu une Ibis dans la rue... — Et il n'y descendra peut-être plus jamais , — dit le docteur en secouant tristement la tète , et essayant de forcer le passage de vive force. — Ah ! Dieu du ciel , est-ce qu'il va mourir ? — dit la portière avec inquiétude, — c'est qu'alors il faudrait mettre écriteau , voyez-vous, monsieur le docteur; nous approchons du terme... — Je ne vous dis pas ça... mais il n'est pas hien du tout... )' El le docteur, profitant d'un moment d'inattention de madame Bougnol , se cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu'en bas presque sans toucher les marches de lescalier , avec autant de rapidité qu'ummatelot qui s'affale le long d'un cordage. tt C'est égal , — se dit la portière , — je vais mou- ler chez le vieux muet pour savoir quelque chose, si c'est possible. » Alors, 'fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension , non sans faire une pause à chaque étage ; enfin elle atteignit le septième et se trouva eu face d'une petite porte grise. lia elle moucha sa chandelle , s'emplit le nez de (abac , et agita timidement un cordon de sonnefle terminé par une patte de lièvre. In instant après la porte s'entr'nmi'it assez pour LA RIE TI RECHAPE. 247 donner passage à une grosse tète noire et crépue , coiffée d'une casquette rouge... C'était Atar-(iul!... tt Que voulez-vous , madame ? — demanda-t-il d'uu ton bi'usque. — Monsieur Targu, — dit la Bougnol en faisant l'agréable, — je voudrais savoir des nouvelles Ao votre bon maître. — Mon maître est souffrant, très-souffrant, — - dit l'honnête serviteur avec un soupir qui fendit le cœur de la portière et mèjue il essuya une larme. — Que voulez-vous, monsieur Tarcju, il faut bien se faire une raison; tout le monde d'abord sait ici que vous nourrissez votre maître... et M. le maire, qui est venu pour cet iudigent de là-haut, a dit ((u'il écrirait de votre conduite au gouvernement , que tôt ou tard un bienfait trouve sa récompense... et (|ue... — Merci, » dit Atar-(jull en poussant brusque- ment sa porte au nez de la portière, qui redescendit en grondant. Quand Atar-Clull se fut renfermé, il s'arrêta un moment dans la petite pièce qui donnait sur l'esca- lier... écouta avec attention... avant que d'entrer dans l'autre chambre , qui paraissait plus grande. Dans celle où il se trouvait, on voyait den\ vieilles malles vides, une chaisp et une natte sur l ma reconnaissance ; car, le ciel m' ayant retiré ma «1 famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une » terre étrangère , et je ne serais pleuré par per- 5) sonne, si le fidèle ami qui me sert, me nourrit » même du peu qu'il gagne... n'était là pour me n fei*mer les yeux et me donner une larme... " AT AU -(î ri. I.. -ir-l Quand Atar-Gull eut lu cos pages, ii les prit , et les serra, d'après l'ordre du colon , dans une petite cassette dont il avait seul la clef... Mais le lendennain il se passa dans cette cliambi-e triste et retirée , entre ce bon et digne homme e( son fidèle serviteur, l'horrible et inconcevable scène qu'on va lire. CHAPITRE lî. AT \ K - C, IL I,. Ali ! si vous aviez \ii (•oiiinic j'en lis rcnronlip , Vous auriez pris pnnr lui l'aïuilié que jp nionire. ( Au dehors, je serai loué, montré, fêté, comme le iiKidèle des ser\iteui's, et je te soignerai, et je 17 25R A T A R - G r L L. soutiendrai ta vie , car elle m'est pi'écieuse ta vie... plus que la mienne , vois-tu ; il faut que tu vives longtemps pour moi, pour ma vengeance... oh! bien longtemps... — réternité , si je pouvais... — Et si un étranger entrait ici... ce serait pour te dire mes louanges, te vanter mon dévoùment à moi , qui ai tué... tué ta famille... qui t'ai rendu muet et misé- rable... car c'est moi... c'est moi, entends-tu, Tom \\ il. .. c'est moi seul qui ai tout fait... moi seul... " Hurlait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette chambre en poussant des cris qui n'avaient rien d'humain. Quand cet accès frénétique fut passé, il s'occupa du colon que cette effrayante secousse avait fait éva- nouir... Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit en lui faisant respirer un peu de vinaigre. Tom \\ il ouvrit les yeux d'un air étonné, inquiet ; le pauvre homme croyait avoir fait un mauvais rêve ; aussi en se retrouvant au milieu des soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admi- rable expression de reconnaissance. Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et pour ne lui pas laisser cette consolante illusion , il reprit en lui serrant la main violemment : a C'est moi seul, Tom W'il, qui ai tué ta femme et ta Ulle... tu n'as pas rêvé, Tom W'il , c'est moi... v A TA H -C II. f. -J.=sf> Il est plus facile iriniaoiuer cjiip (rérrirp loul ce que dut soulfiir le niallieureux coloii , aussi (]»»puis cette époque sa sant(' s'affaiblit ; mais , ,<^ràce aux horribles soins d'Atar-Gull , elle se soutint chance- lante. l ne lois le colon refusa de rien prendre , voulant terminer cette vie d'angoisse et de torture. Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des voisins s'écrier ; (jl 11 ne voulait pas perdre un seul dv. ses regards... Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre... il voyait sa proie lui échapper , sa victime mourait. Oh! qu'il eut donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger d'autant l'existence du co- lon ! Mais Dieu est juste... Dans un autre coin de la chambre , le docteui- était assis , pensif, quelquefois il levait la tête cl contemplait Atar-tîull avec admiration... i^ Voilà donc, — disait l'Esculape , — ces êtres auxquels , dans notre froid et cruel égoïsme , nous refusons presque le nom (fhommcs... que nous re- léguons à l'affreuse condition d'esclaves , de bêles de somme... et pourtant voyez celui-ci... quelle dé- licatesse de dévouement! quels soins attentifs... pauvre homme , quelle tristesse est empreinte sur son front, quelle anxiété dans ses regards... oh! il ne le quittera pas de l'œil un seul moment... 0 hu- manité!... humanité!... que tes jugements sont faux... que les préjugés sont cruels... n L'honnête médecin eût sans doute continué en- core longtemps celle dissertation menlide , négro- philosophique, si un cri du noir n'eût interrompu le précieux cours de ses pensées. Il se leva précipitamment et s'approcha du mori- bond... il Eh bien! eh bien! — lui dil-il en anglais, — mon ami , comment allons-nous?... du courage... du courage... » •i»ri AT 41i-(iLI-I.. Ii^ coJdn tourna la tète de son côté, les yeux secs, ai'dents, et, d'un geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire , montra le noir... immo- bile, silencieux au pied du lit... a Je le vois , je le vois , mon ami , — dit le doc- teur , — je sais que c'est un digne et loyal servi- teur... mais tel maître tel valet , et avec un maître comme vous... t> Les yeux du colon brillèrent d'un feu inaccou- tumé , et il fit violemment un geste négatif en se- couant sa tète , qui bientôt retomba lourde et pe- sante sur son oreiller. u Si , si , vous êtes un bon maître , — reprit im- perturbablement l'Esculape , — aussi bon maître qu'il est bon esclave... bon ami, voulais-je dire. 11 Ici monsieur W il , brisé par la fièvre et la dou- leur , ne put fau*e un mouvement , seulement ses yeux s'emplirent de larmes , et il les leva au ciel avec un regard qui semblait dire : a Mon Dieu , tu l'entends... toi, qui sais la vérité... tonne donc, d Dieu ne tonna pas , et le docteur , interprétant à sa manière ces pleurs et cette invocation tacite , ajouta : tt Oh! oui, pleurez de reconnaissance, et recom- mandez-le au ciel, ce bon esclave... mon cher ami, c'est bien naturel... ces larmes-là sont douces, n'est-ce pas?... t> Va riionnète médecin lendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux humides... \.K H.Al'TK M i;. :>(>3 u Je n'ose, monsieur le docteur, — dit le nègre avec humilité... — Allons donc , mon |]arçon , mon ami ; mais je m'honore, moi, en pressant la main d'un modèle de vertu et d'héroïsme... car enfin c'est de l'héroïsme, n disait \c docteur en serrant Atar-Gull dans ses hras. Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon. Sa figure, de pâle et livide qu'elle était, devint rose, rouge, pourpre et violacée... Ses yeux s'ouvrirent , et la prunelle disparut sous la paupière... Il fit entendre une espèce de cri «{uttural, rauque et métallique... et sa bouche écuma... et ses mem- bres se raidirent... (t Son accès lui reprend, monsieur le docteur, — dit le nègre... — vite la camisole. — \on, — dit tristement le médecin, — non, c'est inutile ; ce spasme, cet éréthisme vont consumer le reste de ses forces... Faible qu'il est, sa dernière heure approche... Pourquoi vous le cacher, mon ami;... dans une heure peut-être... vous ne verrez plus voire maître... plus jamais. .. Allons... allons... du calme faites -vous une raison ecoutez- moi... s ^lais Atar-Gull ne l'écouîait plus. « Déjà... déjà... — hurlait- il en se tordant à terre... — déjà mourir, lui... et il n'y a pas un an (|u'il est ici avec moi... mais non... ce n'est pas possible... 51 Et, se relevant leriible, iuenaçant , les yeux en- 2tJ4 AlAK-(;ii,L flammés , il saisil le docteur de sa forte et puissante main, et, levant une chaise sur le crâne chauve du savant... il s'écria furieux : li Je ne veux pas qu'il nunire encore, moi! il n'est pas temps... entends-tu... ii n'est pas temps... et s'il meurt... je te tue. 3 Et il hrandissait la chaise avec violence. li II ne raoun-a pas... il ne mourra pas, — dil h- docteur pâle et tremhhiiît.. . — je \ous \v pro- mets... T> Atar-Gull... laissa retomber la chaise... et s'assit par terre, près du lit du colon, sa tète cachée dans ses mains... ii II n'y a que les nègres pour aimer ainsi , — di- sait le médecin en rajustant sa cravate et son collet, — c'est du délire... mais c'est admirable... on le dirait qu ou ne le croirait pas... mais il paraît pensif, absorbé... je vais profiter de cela pour m'esquiver. .. C'en est fait du colon... l'agonie approche... et, malgré ma promesse , je ne me soucie pas d'assister à sa mort. 1 Kt le bon docteur se retira suspenso pede , en faisant le moins de bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie. Il respira plus librement quand il se vit sur l'es- calier, quoiqu'il eût encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères de chaque étage... Quand .\tar-(îull revint à lui, il chercha le iiu'- decin, et, ne h.» trouvant pas, s'éci'ia : LK H A l' i i; M K. -liiô k 11 s eu est allé , il n y a doue plus d'espoir... i Kt il se dressa debout pour couterapler le colon qui agonisait. D'un geste il tira la mince et pauvre couverture (jui dessinait les formes déjà cadavéreuses du mal- heureux W il , comme pour ne rien perdre de ce hi- deux spectacle... Le coloD tressaillait de tous ses membres , réduits à un état de maigreur et de marasme elTi'ayanf. Ses mains s'agitaient en tous sens comme pour ramener quelque chose sur lui par un geste familier aux mourants... « Oh ! que ta mort est douce ! — disait le noir, — tu meurs dans un lit toi tu n'as souf- fert que six mois toi tu n'as pas été obligé de rire pendant que la haine te tordait le cœur toi... Gomment... des années de soumission, de tor- tures, de soins, ne m'auront servi qu'à te faire souffrir huit mois... huit mois seulement! mais c'est infâme ; oh ! les blancs ! les blancs ! m'écraseront-ils toujours sous le poids de leur infernal bonheur ! s A ce moment la porte s'ouvrit... C'était un prêtre, deux enfants de chœur et un cortège de femmes. Il Que voulez-vous? — dit Atar-Gull. — Aider ce chrétien à mourir, — dit le prêtre... — adoucir, consoler ses derniers moments... — (Consoler ses derniers moments? — dit le noir en rugissant... — Oh! non, non... il est fou... — 0 mon Dieu.'... — dit le prêtre avec un ac- M(> ATAR-GILL. cent (le tristesse... — ô mon Dieu, recevez-le tou- jours dans lotre saint paradis... — Et puis il est homicide , assassin ; il a tué mon père... — dit Atar-Gull hors de lui... en se tordant sur le lit du colon. — Monsieur l'abbé , — dit la portière , — faites pas attention, ce pauvre M. Targu est fou lui-même de chagrin de voir son maître s'en aller; depuis un an qu'il est ici, il le soigne comme son père, il le nour- rit ; à chaque heure du jour ou de la nuit il est de- bout à ses côtés la douleur l'égaré... le pauvre garçon. — Oh! monsieur, — dit Atar-Gull en se précipi- tant aux genoux du prêtre, les yeux baignés de lar- mes , — oh! monsieur, faites qu'il vive On dit votre Dieu bon et juste... qu'il vive... le colon,... qu'il vive... voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie... vous ne savez donc pas que c'est par là seulement que je tiens à l'existence... Tenez... monsieur, qu'il vive je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes pères... et j'embrasse votre religion... mais qu'il vive oh! qu'il vive! par pitié qu'il vive ! — Digne et cher serviteur, — dit le prêtre atten- ch*i, — Dieu l'appelle à lui... la volonté de l'homme n'y peut rien... mais si la religion ne peut vous le rendre... elle vous consolera de sa perte... — Monsieur l'abbé , le locataire se meurt , — dit la Bougnol... — je puis mettre écriteau , n'est-ce pas?... " LK HAl>i K.Mi:. mi li'abbé se tira des mains d'Atar-Gull , et s'appro- cha du rolon. Le pauvre W'il était hors d'état de rien entendre , il reçut machinalement les sacrements et mourut Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir. Le nègre tomba comme-si ses jambes se fussent dérobées sous lui. (i Saisissons cet instant pour l'entraîner hors d'ici, — dit le bon médecin, — je m'en charge... — C'est moi , — dit l'abbé... — je vous en prie , monsieur, laissez-moi cette bonne œuvre il m'a presque promis d'embrasser notre sainte relitjion. — C'est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter , — répondit le docteur ; — mais , de mon côté , je vais faire mon rapport au maire de cet ar- rondissement ; car, si de telles vertus sont récompen- sées dans le ciel, elles doivent aussi l'être sur la terre. . . — Xous nous entendons , je le vois , ;> dit le ver- tueux prêtre en prenant la main du médecin. Atar-CuU était sans connaissance, on le transporta chez l'ablx', et le commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon. On trouva dans la petite cassette l'espèce de jour- nal dont nous avons parlé, qui faisait un si pompeux éloge d'Atar-(iull, et l'instituait légataire de tout ce ([ue le colon j)()ssédail. Le surlendemain de la moit du pauvre U il, les passants se découvraient devant le corbillard des 26S AÎVK-GILL. pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de l'Est , suivi d'un nègre qui pleurait fort , soutenu par un prêtre et un homme à cheveux hlancs (le médecin]. Environ deux mois après, Atar-GuU, suffisamment instruit dans notre religion , avait été solennel- lement haptisë, à Sainte Geneviève, sous le nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne prêtre qui l'avait recueilli , lui parlait de je ne sais quelle imposante cérémonie où le nouveau néophyte devait jouer le principal rôle , grâce aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la rue Tirechape et les hahitants du quartier, que la belle et vertueuse conduite de M. Targu pour son maître avait édifiés. l.K PIJIX 1»K VKHTl. *œ CHAPITRE IV. 1, K I' Kl \ l)K VKRTU. ... la vpilii csl une chose sans prix... M. l.K M»H(.iiis. — Vfitiilfiilli'. Vup aiilie inlfiilioii que iiuiis pouvons tout uussi iais()iin.iblpnien( suppo.sci- au nolilc fondaltnir , c'est «•elle do convertir ces lioinines a.ssez niallieuieuv pour ne pas croire à la wrlu. Discours tir M. le baron (liviKii. Le 25 aoi'il '*^, par uti riant soleil qui inondait de clarté la belle coupole de la salle des réunions solennelles de l'Institut , l'élite de la société de Paris se pressait sur les hanqueltes , impatiente de voir lace à face les immortels, et d'ouïr qu(lqiie meime lecture de vers allégoriques , de poèmes didactiques ou de contes poliii([ues , qui devaien( tout doucette- ment conduire la patiente et henoile assemblée jus- (|u'au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu fondé par AI. de Monfyon. Et puis aussi on devait distribuer des palmes au\ lauréats, aux favoris d'Apollon... aux bien-aimés des Muses... Or, pour la cent troisième fois, AI. ''^ , bien- aimé d'Apollon et favori des .Muses , vint saluer mo- 570 ATAR-filLL.' destement la foule endoi-inie et baiser le président , qui lui mit sur les oreilles une couronne de thène vert , en lui disant : ii Macte auhno. ^^ — Des larmes coulèrent de tous les yeux , et le lauréat se promit bien de ne pas rester en si beau chemin , de s'atteler ferme et fort , incessamment et toujours , au vermoulu char du dieu des vers, et de le traîner bon gré, mal gré, friand qu'était le p'oète de sa botte de lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques mélopées. Après quoi , un murmure sourd et prolongé cir- cula dans la salle ; chacun s'établit commodément pour entendre , le programme sur les genoux , les mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se préparait à lire le rapport de la commission. Bientôt le plus pi'ofond silence régna dans l'assem- blée , et le président commença ainsi d'une voix lente, sonore et accentuée : ce Messieurs , î) La commission chargée de l'examen des titres des concurrents qui se présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par AI. de Alontyon , après s'être occupée de ces recherches avec religion et scrupule , a décidé à l'unanimité que le prix de dix mille francs serait accordé cette année au sieur Bernard-Augustin Atar-Gnll, nègre, né sur la côte d'Afrique, âgé de trente ans et quelques mois. 11 l.e résumé court et rapide de sa vie font en- LK PRIX 1>K VERTU. 271 tière, consacrée ù son niaîli-e avpc un titnoupnient sans bornes, constatera, je l'espère, l'impartialité de la commission. » Victime de la traite des noirs et de l'esclavage, Bernard-Augustin Atar-GuU fut transporté il y a en- viron cinq ans à la Jamaïque, et pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt l'attention de son maître, qui lui donna toute sa confiance. » Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout à coup fondre sur le colon Tom W il , et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fdle , son gendre, son immense fortune , et fut forcé de ({uitter la Ja- maïque, où de trop douloureux souvenirs l'cussejit mené au tombeau. )) Eh bien î messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut l'inestimable bonheur de rencontrer un ami sur, dévoué, infatigable, ce fut Atar-Gull , qui trou- vait toujours de nouvelles forces dans l'excès même de son dévouement. y Ah ! messieurs , combien d'autres esclaves, à sa place , auraient joui en secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés, enlevés indi- rectement à leurs affections , à leurs pays. — Xon , non, messieurs ! Atar-Gull n'avait , lui, qu'une idée fixe... l'attachement et la reconnaissance qu'il de- vait à son maître , pour les bontés dont il l'avait comblé... ■n Va soit dit en passant , messieurs , de tels faits valent des volumes pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui meUenl encore en :<--2 ATAR-tilLL. doute le fhneloppement de l'inlelligence des noirs , et qui , sous de spécieux et paradoxals prétextes , osent soutenir la nécessité, la légitimité de la traite, de cet infâme trafic. D Mais revenons à Atar-dull , messieurs, » Il aurait pu profiter de son acte d'affranchisse- ment sollicité par son maître ; il ne le fit pas, et sui- vit le colon en ï]urope , en Angleterre , en France , ,à Paris , avec la même abnégation , le même dé- vouement. » Mais c'est à Paris surtout qu'il faut suivre tous les développements de cet attachement si énergique dans son expression et si profond dans ses racines. n Les modiques ressources du colon étaient épui- sées ; le nègre passait des jours , des nuits à travail- ler, et de ce modique labeur il soutenait un vieillard infirme , que ses noml)reux malheurs avaient amené ù un état continuel d'irritation et de colère , bien excusable sans doute, mais enfin dont le pauvre uoii- supportait les effets sans se plaindre , sans le moindre murmure. - Que vous dirai-je , messieurs? le malheureux colon , privé de la parole , perdit bientôt l'nsage d<' ses facultés, sa raison s'égara ; et, sauf quelques mo- ments lucides , il vécut encore un an dans un état de démence complet. p Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers. î C'est ici, messieurs, qu'il faut voir jus((u'à (picl I.K PKI \ \)K \ KKTl. 27;i point peuvont allor la rocorinaissaiifp ol raffrction fhoz (1r lois lioinnif's. 1) A peiiio le bon et (lifjiic médecin, qui proditjnail au mourant les soins les plus désintéressés, eùt-il annoncé au fidèle serviteur la prochaine mort de son maître , que celui-ci , dans un emportement , un dé- lire que les motifs feront pardonner et admirer peut- être, s'écria : — Je ne veux pas qu'il meure, moi... Je ne tiens à l'existence que par sa vie... et s'il meurt , je te tue. . . i> Et ces paroles , ces rejçrets énergiques et pro- fonds, empreints de toute l'exaltation fougueuse d'un Africain, retentiront , j'espère , dans le cœur des gens qui , nous le répétons , s'obstinent à regarder les noirs comme une classe à part. » Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut dé- truite , et le ministre de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux... disons plutôt à l'heu- reux colon , car c'est encore du bonheur, même au milieu des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils tel (\\î Atar-diil/. » .Mais voyez, messieurs, combien une àme noble et élevée , sous quelque enveloppe qu'elle soit, à de secrètes affinités avec une religion dont la portée est si haute et si puissante , c'est au nom de notre reli- gion à nous, de la religion du (Ihrist, que ce noir, abjurant son idolâtrie , demande la vie de son maître ! ! ! T) Ah ! messieurs , laissez couler mes larmes, elles sont bien douées, je \nns assure... el ii'\ a-l-il p.is 274 A T A R - G l' L 1„ un plus touchaill , un plus noble tableau que celui- ci... un pauvre nègre, devinant comme par l'instincl d'uue àme aimante tout ce qu'il y a de consolation et d'espérance dans une religion qu'il ignore pour- tant, mais dont l'idée confuse vient apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui venaient soudain éclairer nos Pères de l'Eglise. » Enfin, messieurs, comme pour compléter, pour clore dignement cette vie tout entière consacrée au dévouement pour son semblable , Atar-Gull , instruit dans notr 5° Un certificat du commandant de la frégate anglaise/^ (Ifunhrinn^ qui a ramené en Europe le co- lon et son fidèle esclave; lequel certificat, signé de tout l'élat-major, contient les plus grands éloges siu" l'admirable conduite du nègre pour le colon; VLne demande signée par les locataires qui ha- ■1-G ATAR-CII.L. l)il('nt la maison où élait loj^é AI. U'il , et appuyée des attestations des principaux habitants d\] quartier, qui affirmenl que la conduite d'Atar-Guîl a été par- faite et dévouée, et qui s'intéressent tous à ce qu'elle ne reste pas sans récompense ; 5) 5° Des notes particulières remises par le méde- cin qui a soigné AI. W'il dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de l'autorité sur ces faits si honorables pour l'espèce humaine ; T> 6° Une lettre de AI. Duval, prêtre à Sainte-Ge- neviève, qui a suivi Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants. ? Voici, messieurs, les titres sur lesquels la com- mission a basé son jugement. Xous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs , et que l'impo- sante et sainte mission qui nous a été confiée aura été religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous. !> D'après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu AI. de Alontyon , est décerné à Atar- Gull Rernard-Augustin. » Il est impossible de décrire les transports et l'i- vresse que ce long rapport excita dans l'assemblée. C'était comme un nouveau triomphe que la civili- sation remportait sur la barbarie. Ine quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de deux mille francs , qui furent remis au président, et le soir, dans tout Paris, on ne parlait (|ue d'Atar-(iull ou le bon nègre. LK riilX DK VEKll. ->77 PendanI toute cette séance, au fond d une obscure travée, masquée par un rideau rouge... un pei- sonnage sombre et silencieux avait prêté une oreille attentive... (l'était Atar-Gull. u Oh ! — pensait-il parfois, — au moins, si ma victime m'a échappé si je n'ai pu me venger en détail... que je me venge bien sur cette société tout entière!... 1? Olï ! que c'est pitié pitié de voir ces savants, ces philanthropes, cette élite de Paris, de leur Pa- ris... du monde... être joués par un misérable es- clave, un pauvre nègre, qui a encore le dos tout meurtri des coups de fouet du commandeur... " Oh! quel rire... pour moi, si je me levais tout à coup... si je faisais tourner vers moi ces yeux qui pleurent, ces cœurs qui battent, ces bouches qui me louent et m'exaltent... D Kt si je disais à cette foule attendrie... ce que j'ai dit au planteur Tom U il... Tî Ce sei-ait , sur leur Dieu! un singulier specta- cle ' J'en ai bien envie. .. D Beaux résultats, sur ma pai-ole. .. — leur dirais- je. — L'assassinat, l'hypocrisie et le hlasphème , — sacrés parla religion et la vertu... « Alais non, fou, fou que je suis... je m'abaisse et je devrais m'élever ; c'est avec orgueil , c'est dressé de toute ma hauteur, le front haut et hcr , que je devrais crier à cette foule : :>7S A f .îlî-dlLL. 1) Après avoir acheté mon père comme mie bètc (le somme, on a pendu mon père comme voleur, parce qu'il était vieux , qu'il ne pouvait plus payer son pain par son travail... f) J'avais à venger sa vie et sa mort. •' Pour un bon fils , n VrXGEAXCE est VERTl . - Or, creusez le mobile de mes actions, pesez ma vie d'esclave, comptez mes tortures , et vous verrez que le prix est bien gagné et bien donné. >! Je le prends... 1 Père... es-tu satisfait? Attends... Je te re- joins... -^ Kn effet, Atar-Guil mourut bientôt nostalgujue et chrétien. I 1\ D ATAR-GLLL. LE PARISIEX EX MER. Parisien, s. m. ; sottise lit plus çjiiiiide, la plus injurieuse à un matelot. Désignation, dans les bâti- ments, d'un pauvie sujet, et quelquefois d'un mau- vais snjel... V'iMArMKZ , i)ict. de marine, 'l'Mî. I. .Mathieu Giiicliard était (ils dr Joan (îuichai'd , serrurier daus la rue Saint-Bcuoit. Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans ; il était d'une taille moyenne, maigre, nerveux et paie ; ses yeux étaient gris; ses cheveux, châtains, clairs et soyeux ; sa figure annonçait un singulier mélange d'astuce et de niaiserie, d'indolence et de vivacité ; son teint plond)é , hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, (létrie , particulière aux enfants de Paris , nés dans une classe pauvre et laborieuse. \ oilà pour le physique de Mathieu (îiiichaid. Au moral, si toutefois ^îalhieu avait un moral , Mathieu était insolent, moqueur, taquin, lascif, pa- resseux et gourmaïul, sournois et rageur, parce que la force phjsi(|ue lui mantpiail : ni incrédule, ni 2S0 LE l'AUISlKX L:\ MKK, croyant , ni sceptique , mais indiffërenl eu diable en matière de religion , et n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable qu'il eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais , en vé- rité , il ne faut pas en vouloir au pauvre enfant; les prejniers mots que son père, Jean Guicbard , ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les plus épouvantables que l'on puisse imaginer. Ceci était le délassement , la joie du vieux soldat ; le soir, après sa journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès de sa forge éteinte , et là , mettant Alathieu sur son rude tablier de cuir, il s'amusait comme un bienheureux à enten- dj'e des blasphèmes de renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme, qui osait quel- quefois parler de prières , de bonne Vierge et d'En- fant-Jésus : tt Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai commu-, nié, ni rien du tout; je ne t'ai épousée qu'au civil , et je ne veux pas que mon fils soit un calotin et un jésuite. :) Or, Mathieu ne trompait pas les vœux de son excellent père : il ne fut pas jésuite , le digne en- fant ! ! A dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les vieillards , volait de vieux clous pour aller les vendre, ne faisait rien à l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et pas- sait des journées dehors. A douze ans, Mathieu avait, comme on dit, connu L'amour, cassé des carreaux, battu la garde, et était 1, K r.\ lUSlKN K\ .MKft. isi dcvciiii iiii (les coryphées de rampliilliéàlre de I Am- bigu et des Funambules. I,e cours de ces cnormités ne fit que s'augmenter, e( le torrent de ces désordres devint tel, qu'il mena- çait d'engloutir la réputation , l'honneur et les éco- nomies de Jean (juichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en éclat sur le dos de i\Iathieu sans rien changer à ses habitudes de forcené. Mais heureusement Jean Gui- chard se souvint d'une naïve tradition populaire as- sez commune en France et surtout à Paris, qui con- siste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoùt dans lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de famille com- mette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait malheureusement qu'à l'aurore de la vie , les grands s'assemblent et prononcent avec gravité qu'il faut embarquer le don Juan , et l'envoyer aux îles pour matujer de la raclie cnracfée. Si un pohsson des rues, devenu l'effroi du quar- tier, ne met plus aucun terme à ses débordements , après l'avoir menacé du commissaire, de la prison, des galères , on finit cet effrayant crescendo . en di- sant : Il n'y a qu'à le faire mousse. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était géné- ralement au fait de cette glorieuse profession. Or , un matin . le père Guichard entra dans la tnansarde de son lils, (jui, par je ne sais quel hasard 2>i-2 LE l'.AHlSIK.X K .\ .UKll. OU quel dérèglement de conduite , se trouvait avoir couche sous le toit paternel. En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui, car il vit que son père ne portait pas de bâton. li II va m'étrangler, — pensa le misérable. — Ecoute , Alathieu , — dit tranquillement le père, — tu as quinze ans, tu es le plus mauvais sujet que je connaisse , les coups n'y font rien ; tu finiras par la guillotine... J'ai été soldat ; je suis honnête homme , ainsi ça ne peut pas aller comme ça : tu vas venir avec moi au Havre. — Quand ça? — Tout de suite, habille-toi. :* Mathieu ne dit mot, s'hal)illa , jeta un regard en dessous du côté de la porte , lit deux pas, et d'un bond lut sur la première marche de l'escalier , mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier. » Pas si vite , mon garçon , t dit ce dernier. Et il précéda son fds dans la boutique, envoya sa femme, qui sanglotait, chercher un cabriolet, y monta avec son fils Mathieu, qui sentait une larme rouler dans ses yeux quand il vit sa mère à genoux près de la forge, et pleurant. . . mais pleurant à fen- dre l'àme. k Cocher... aux diligences, ^ dit Jean (luichard. Du cabriolet , Mathieu passa dans la diligence , accompagné de son père, qui ne le quittait pas d'une seconde. LE l'AUlSIE.V E\ .MK U. -Di-i Le leuderaain l'on était au Havre. Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de tavei'ne qui nourrissent et héher<|en( à crédit les matelots sans emploi... (^nand ils trouvent à naviguer, ils payent ce qu'ils doivent à leur hôte , et, s'ils s'emharquent , ils reviennent manyer chez lui ce qu'ils ont amassé dans leur campagne, puis le crédit succède au comptant ; et c'est à recommencer, jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou- un grain hlanc des tropiques mette un terme à cette alterna- tive de bons et mauvais jours. C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande viennent recruter leurs équi- pages. Le conducteur de la diligence , à qui Jean Gui- chard avait fait part de ses projets, l'adressa en con- séquence au maître de la taverne du Cdùlc sans h(ntt, en lui donnant quelques instructions. On enferma préalablement Mathieu dans une pe- tite chambi'e dûment verrouillée, qui ne s'ouvrit (jue le lendemain, sur les neuf heures du matin. tt V oilà le hou sujet, — dit en entrant Jean (lui- chard à un assez gros homme Irapu , brun et foit haut en couleur... en lui montrant son fils. — (]e n'est que ca , — dit le gros homme ; — mais ce faïchien-là ne s(M'ait pas bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon niousse fumait... — V ous m'avez promis, capitaine... — J'ai promis, et je tiendrai ; la brise es( l'aile : je pars à onze heures, il en est neuf; allons, lile... 2S4 l.K l'AHlSlEN E\ MER. Parisien, tes bien nommé... mais je te débapli- serai , moi, et dans denx jours on t'appellera l'K- reinté... ^ Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait à fuir ou dq s'oppo- ser aux volontés de son père , et, n'en trouvant au- cune, il se résigna. Jean Guichard lui dit : « Allons, Mathieu, corrige- toi, embrasse-moi, deviens bon sujet, et tu nous reverras. — Jamais, — répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de son père , et se met- tant à siffler : tu n'auras pas ma rose, en marchant sur les talons du capitaine. — Mais s'il n'allait plus revenir, — pensa le ser- rurier : — Bah !... — reprit-il , — pigeon égaré revient toujours au colombier. » Xéanmoins , Jean Guichard fut longtemps bien triste. II. La Charmante-Louise, brick de cent quatre-vingts fniineaux, chargé pour Fernambouc, était partie du Havre depuis cinq jours , emportant luniquc liéri- ticr de la famille Guichard. \.\: l».ARISIi:\ E\ MKR. -is:, Car Alallileu (îuichard avait (''(i' (lùiiionl ('nil)ar(|ii(' mousse à l)orfl. Cet être , type et prototype de la populace pail- sienne , qu'on a dite , je ne sais pourquoi , si h<(- daude et si étonnée , ne s'étonna de rien , parce qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un ma- telot lui montra le grand mat du brick en disant : K C'est pas toi, Parisien, qui le guinderais là-haut, — ^latliieu répondit d'un air méprisant : — (lonnn ! J'ai vingt fois grimpé à un màt de cocagne tout frotté de savon , et c'est bien autre chose que de monter après toutes ces cordes. » Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la pointe du grand màt avec l'a- gilité d'un écureuil , sans passer par le trou an chat, et redescendit par l'étai du grand màt , aussi fier qu'un acrobate. « Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père? — se demanda le capitaine en voyant l'a- dresse de Mathieu ; mais il n'a pas déjà l'air si mau- vais, monsieur son fils... d La brise était fraîche, et la houle assez forte : les matelots s'attendaient à voir le Parisien compter ses rhemiseSy point : le Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer ; il grignota son biscuit, dé- thira son bœuf avec des dents d'acier, but deux boujorons de vin , parce qu'il en vola nti à un des matelots de son [)lal , cl (iil sur l'avant fumer sa Ci Mais le roulis ne le (ail donc vieil, sauvage? — •JX6 1 . 1-: PARIS! 1'] X V. S M E R. lu! (lit lin marin... loi'J j)iqni' , car il cninpiail non- seulement jouir de la vue des contorsions du Pari- sien, mais encore boire son vin, pendant qu'il serai! abattu par le mal de mer. Connu!... — répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de tabac. — .J'ai trop souvent joué au tape-cul aux Champs-Elysées , et à la balançoire russe pour que ça me fasse quelque chose... » Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tour- billons de fumée , qui cachèrent un instant le Pari- sien à tous les yeux. Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante ; il avait tout entendu , et s'était dit : u Décidément ce père est un vieux imbécile, et son fils vaut mieux que lui. — Aussi s'adressant à Mathieu : — D'aujourd'hui , mon garçon, tu ne se- i-as plus mousse, mais novice. — Gomme vous voudrez , tt dit Mathieu avec in- différence. Le lendemain , le capitaine , qui voyait toul , n'apercevant que les cinq matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux-pont, suspendit sa mar- che en approchant de l'avant, car il entendit un tfrand bruit de voix. C'était encore le Parisien : u Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste : il aura la cale... la cale... — Je l'aurai, si vous voulez, — dit le Parisien avec d'épouvantables bhisphèmes , — mais je me I LE PARISIK \' r, \ MKK. 2«7 veiigprai; je suis seul, mais c'est égal... n'ap|)i'o- cliez pas... — Alais, jjufiux que lu es, — dit un orateur, — pourquoi fais-tu le genre de ne pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mût aussi vile que nous... hein?... c'est un ûï pour tiatter les chefs. — Oui, — dirent les autres en chœur, — il le fait exprès. — Mcoutez, — dit le J*arisien, — si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire à moi , prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des épissoirs ) , et arrangeons -nous comme de jolis garçons. — (^ia va, — dit l'orateur... — C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale, — pensa le capitaine, — le fds est un ex- cellent sujet. )) Et le chef interposant son autorité , la discussion cessa ; mais le soir le comhat eut lieu et fut à l'avan- tage du Parisien. S'étant aussi hien tiré de ces épreuves réitérées , le Parisien iie fut plus désormais inquiété à hord, el jouit dr l'estime de ses chefs et de Inmitié de ses camarades. OH8 l.K PARISIKX i:\ MF. II. III. Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté analytique , il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le caractère de son matelot ; mais l'excellent capitaine n'analy- sait guère, n'analysait même pas du tout; il se con- tentait de battre ^lathieu ou de le combler de fa- veurs^ selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux cau- ses , après avoir apprécié le résultat , il faisait le compte, comme il disait, et trouvait pour total un coup de poing ou un verre de grog. Or, depuis que Alathieu était embarqué sur la Cîiavmante-Loiiise , il eût été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup de poing ou du verre de grog ; car , en effet , ce diable d'homme n'avait ni gagné ni perdu ; car une àme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris s'y bronze et garde à jamais son pli. Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante et cette activité nerveuse instan- tanée qui caractérisent sa race , cette exaltation fié- vreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette force patiente et continue qui ferait gravir une montagne. S'agissait-il d'une nianfenvre piMiible, par un beau I, K P A K 1 S I K \ E \ M I'. R. iS'.t temps , oli ! le Parisien était mou, laiiiéaut, taci- turne ; mais le vent sifflait-il dans les voiles, le ton- nerre grondait-il, on eut dit que l'orage , réagissant sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et l'énergie ; alors le Parisien était au bou( dehors des vergues , aux empointures , car ce n'é- tait point là ni un poids à soulever, ni un aviron à manier péniblement , il n'y avait qu'un cordage à couper ; à la vérité , il y allait de la vie, .mais ce \\ était pas fat'ujant , et le Parisien était là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot. Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était , ce qu'il est , ce qu il sera toujours , pa- resseux, insolent, railleur, parce qu'il avait ce pit- toresque et vif esprit de nos ruses ; rusé, parce qu'il était faible, quoiqu'il eut pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur le capitaine lui-même par sa ffounille (qu'on me pardonne cette vulgarité), mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaiie si bouffon, si mordant, si énergique. Aussi, avait-on mis le damné Parisien aux fers, dans les baubans ; le rouer de coups, il n'en per- dait pas un quolibet, ni une bouchée , ni une heure de sommeil. \iC misérable contrefaisait tout le monde : voulez- vous voir le capitaine? voilà le capitaine avec sa voix rauque , son œil à demi fermé , son juron de prédilection ; prêtez au Parisien la liouppelande grise et le chapeau ciré du capitaijic , et vous aurez le portrait frappant. V oulez-vous voir le maître cocj / 19 2J0 LE l' A H I S I K \ E \ M E R. voilà le uiaîti'c coq ; c'est lui ; c'est sa jambe torse , son béc^aiement stupide ! Et les chansons à boire ! et les romances ! et les bribes de scènes de comédies , de mélodrames, d'o- péras comiques , que le Parisien débitait à ravir en imitant le ton, le geste et la voi\ des acteurs! Aussi les matelots et le capitaiue riaient aux larmes, et n'avaient que la force de dire : o S. .. Pa- risien, va, t'es bien nommé ! ! ! - C'était à n'y pas tenir ; on oubliait la manœuvre : le timonier gouvernait tout de travers ; on ne dor- mait plus à bord quand le Parisien parlait; les ha- macs devenaient déserts, et il fallait voir les bonnes et noires figures de matelots accroupis , en cercle, l'air attentif, écoutant avec une imperturbable gi-a- vité les contes et les mensonges du Parisien. Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots l'avaient attendu aux colonies ; ils comptaient sur l'effet des noirs , des palmiers, des cocotiers... de la canne à sucre, que sais-je?... Point... VèievneX connu! vint renverser d'aussi sa- ges prévisions. Le Parisien avait vu des nègres à Robinson , des palmiers au Jardin -des -Plantes , acheté pour deux sous de camie à sucre sur le Pont- \euf et creusé un coco pour faire une tasse à sa inaîtressc. Que faire avec une organisation aussi encyclopédique? se laire et admirer ; ccsl ce que faisait l'équipage. Lh l'.vr, IMh.\ K.\ MLli. 21' I IV. (le joiir-là ('lail un dimauclic, la ClKiniianlc f, nuise , qui se bornait oi-dinaircmcnt au\ voyajjcs (les Antilles, après une assez bonne campagne, avait été frétée pour Cadix ; elle apportait des vins de Bordeaux, et devait rapporter des vins de Xérès. liC Parisien , blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses, ne fut pas fâché de dianger un peu^ comme il le dit lui-même ; et, à peine le bi-icK eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de ^Icr, (juc mon damné Alalhieu, riche de Irente francs, fut à tei-re d'un seul bond, crânement coiffé d'un petit cliapeau de paille, à foime et à bords très-bas, et •lètu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à bou- tons à anci-e , h; col de sa chemise retenu par une colossale graine (I'Amérii|ue , don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal-AIartinique. Il est impossible de ne pas déclarer que le Pari- sien était doué d'une prodigieuse faculté physiolo- gique. Son procède'' était simple et le mettait à même (le résoudre toutes les diiïicullés, sans exception, de langues ou d'idiomes. Voici quelle clail sa inelliode : avai(-il à deman- der sa roule à nu .Vnnlais, le Parisien, imilanl aussi Imcii le ridicule palois (jiie Ton |)rè((' aux insulaii'cs. ■2'Jl LK l'AKl>lE\ E\ M EU. (tans tontes nos farces, disait bravement : «. Je ru- drais sa roi r le cliànin à moi. i S'adressait-il à uti Allemand, l'accent suivait une légère modification ; à un Italien, à un Américain, la même chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois incomplète, que souvent même les étrangers qui l'eussent peut-être compris, s'il eût parlé cla'îrement français, devenaient sourds à ce bavardage inintel- ligible. Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation ou rivalité nationale. Toujours est-il que ilathieu n'avait point éprouvé cet embar- ras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours loj'squ'il se trouve dans un pays dont il ignore le langage. Aussi le Parisien marcbait-il aussi ferme , aussi droit en passant sous la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaii'e de Rodi'iguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède. Mathieu se trouva sur la place aux poissons ; le coup d'œil lui plut : cette multitude animée, ces cos- tumes pittoresques, ces hommes à petits chapeaux et à longs manteaux bruns ; ces femmes du peuple , chaussées de satin ou de soie ; ces petits pieds, ces jupons courts, ces ba^quines collantes aux hanches , ces fleurs naturelles jetées avec goiit dans des che- veux noirs et épais ; enfin , que dirai-je ? l'allure , la juarche, le solero, tout cela excitait fortement l'atten- tion (hi Parisien, qui comparait mentalement ces beau- tés andalouscs aux filles de couleur des Antilles... cl I, r, r.ABISIKX K\ MK H. 393 ne se pressait pas de termiiiei- ses parallèles, les preuves lui nian([uant. Gomme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva les yeux et vit à moitié de cette escala une femme qui montait fort vite les dernières marches ; cette ascension rapide permettant au Pari- sien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou , il monta l'escalier avec autant de pres- tesse; et, comme il avait plus d'assurance que de limidité , il s'approcha familièrement et regarda la jeune fdle, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le nez , et , ne sachant pas de (juelle ma- nière dénaturer sa langue pour en faire un patois es- pagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit : >. Es- pagnole, roiis être très-belle feimne. -d La jeune (ille rougit, se prit à sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante. (. Où diable aurais-je appris l'espagnol? » se de- manda le Parisien , certain d'avoir été compris et suivant à grands pas sa nouvelle conquête. Presque en face de la douane , sa conquête des- cendit, tourna la tête, regarda le Parisien et traversa la petite place de la Torre pour entrer dans la rue de Tideo. Le Parisien, animé, exailé, enthousiasmé, char- mé , suivit... Il allait traverser la rue , lorsque des chants d'église se font entendi-e , et une longue file de pénitents bleus débouche d'une rue voisine. A la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières, puis des reliques, puis des chasses, ■l.i LE l'ARlSIK\ K\ MKK. puis «los llours, puis le Saini-Sacronirul, puis \o l;ou- vprnpur. G'étaif enfin une procession solennelle à l'effet (le demander au ciel quelque peu d'eau , car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce 1820. Le Parisien , au lieu de se joindre à la multitude , fît un affreux blasphème ; car la procession lui bar- rait le passage , et il tremblait de perdre de vue son Andalousc à l'œil si noir. La populace se découvrit au pren?^'" Ivi de la cré- celle d'un moine blanc qui ouvrait la marche. Le Parisien garda son chapeau , se dressa sur la pointe des pieds, tendit le cou, mit sa main en abat- jour, ci ne vit rien, ni mante noire, ni œillet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de che- veux d'ébène. \ int un autre moine, mais gris, por- tant une lanterne sur les vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des flammes. Il le montrait d'une main et de l'autre touchait une tirelire pour les ànios du p/irç/afcirc. Les assistants s'agenouillèrent ; quelques-uns don- nèrent, mais beaucoup chuchotèrent en se montraul le Parisien, qui s'appuyait sur le dos de l'homme à la lanterne pour tacher de se hausser et voir s'il n'aper- cevait pas son Andalouse. A ce moment, une magnifique chasse d'or, étin- celante de pierreries, et renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui , resté debout, inter- rompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris parfieuliei-s à la popidace parisienne, et (pic \.K l'\RISIK\ E\ \ir. Fi. -i!».-. l'on Piilond ((iif'l({ii('('ois jjlapii- ;ui\ tlit'nlrps dos hoii- lovards. C'est quo le Parisien avait cvu distinjifuer la ïnante et les œillets l)Iancs et biens, et il appelait à sa laeoii. Ce cri sanvafife , gnttnral, innsité, sacrilège, fit redresser tontes les tètes à la fois ; alors on s'aperçul une le Parisien était i-esté debout, convert, devant le bi-as de saint Sei-ono , et ce fut une rumeur d'indi- gnation , ur d'abord sourde , mais qui devint bientôt effrayante , quand le peuple vit le Parisien prendre un air d'impudence et d'audace. Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or reluire au soleil , le panacbe on- doyait, l'encens parfumait l'air, la musique retentis- sait au loin , et les voix sonores des moines de la AFarced accentuaient vigoureusement cette belle poé- sie biblique. Le tenq)s pressait : le Parisien exalté tenait bon , enfojiçait son cbapeau sui- sa tète , y appuyait ses deux mains , et jurait avec d'effroyables blasphèmes qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouillei". liC Saint-Sacrement était tout proche ; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un Andalou d'une énorme stature , le Parisien fait un bond en ai'rière et va tomber aux pieds de l'archevêque et le henrle violemment. Alors on crie au sacrilège, à l'impic'té, au Français ; le tumulte devient affreux, et, malgré l'intei'vention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage : les eonfeaiix luisent, el... c'en est fai( t\ii Parisien. ^96 LK PARISIEN EX MER. \otre consul informa de l'affaire ; il fut prom ('■ que les provocations étaient venues de la part du Parisien , et le capitaine ne put obtenir aucune satis- faction. Dans les mauvais temps, au fort d'un grain, on ne regretta pas beaucoup le Parisien. ^lais quand la mer était calme , et que lu Char- mante-l^ouise filait tranquillement ses six nœuds par une bonne brise, pendant bien longtemps on s'aper- çut qu'il manquait quelque chose ù bord, et les ma- telots montraient d'un œil de regret une cage à poules située sur l'avant, car c'était sur cette cage que le Parisien aimait à s'asseoir pour conter ! Depuis sa mort, les matelots la respectaient, l'ar- tiste du bord y avait sculpté deux ancres surmontées d'une blague à tabac, et l'énergie de cet écusson emblématique portait : Sacré Parisien, que tu nous faisais rire ! Quand le père Guichard apprit la mort de son fils, il le pleura beaucoup ; mais ce qui le consolait un peu, c'est que, suivant ses principes, Mathieu ayant eu le bonheur de n'être )}icotnmunié, ni haptisè, ni rien du tout, connue il disait, il n'était pas înort en jésuite. nv. TABLE DES CHAPITRES. A .Mo.NSIKtr. FhMMORK l'.ODI'Ki; 1 1. 1 V K |-, P K K M I K K f^HAriTRK I. Im llaUii'finc II II. L'oui'iigan 'li III. Le couitipi- 33 IV'. L'i vi'iilo 4i LI V RK DKl X IKMK. (^H\l'ITl',K I. I, 'inconnue .">S II. t.n Hijvnc «9 III. Monsieur lirul.irl 7" 1\'. .\rlliur rt Maiic X'i \ . Que le bon Dieu lous punit de laiii; l.i liailc. . . ÎJ'i I, I\ RI'. TROISIKMi;. (;H»riir,K 1. î,e faux poni I().S 11. .Alar-duII lis III. Mystère 132 IV. Opium 13») Songe 139 Rp\eil 145 i.iVRK ru.ATRii: MK. *]H.\nir.K 1. l.a rrcjjati' 157 11. Ine luse l-"i7 2'M< Ï.Wil.K l)E> Cil A!' HUE S. CHAirint III. Le colon KiT I\'. Le père et le lilti | 7S LIVRE CINQUIEME. Cfl.nMTRt I. Eéle ■. 1»9 II. Les empoisonneurs Iît9 III. La veille des noces 207 IV. Le départ - . . . . 2H) V. Rencontre -2-Ài VI. Songe i-i-l LIVRE SIXIÈME. (^HAKiTRK I. La rue Tirechupe ii:^ II. Atar-Gull 2:,l IIL Le baptême :i'îO IV. Le prix (le xerlu ' :i6y LK parisien en .m MR. CHArnr.K I , 27'J Il 284 m '288 IV ijyi Il.V 1)K LA l'A fi LE. ^.e-f' * :^, t H^.